Lusopholie

Lettres, poésie et musique lusophones

L’empoisonneuse

Classé dans : - époque contemporaine,littérature et culture — 19 octobre, 2006 @ 14:31

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La Voisin, estampe du XVIIème siècle

Et c’était son visage que Paul regardait maintenant sur la photographie en noir et blanc reproduite dans un livre sur les criminelles célèbres, et qui avait comme légende : Marie Auteuil, guillotinée en 1861. Le visage bien dessiné, les yeux immenses et écartés, le petit signe de naissance sous l’œil gauche, la bouche un peu trop grande. Les cheveux étaient tirés sur la nuque et tombaient en boucles douces, ils étaient bruns et épais, la robe semblait être en velours et un décolleté profond laissait deviner la racine des seins.
Mais, sans qu’il sût pourquoi, ce qui le troublait le plus était le collier travaillé, les longues boucles d’oreilles, qu’il reconnaissait parfaitement. Il les avait examinées avec admiration, le métal sombre, l’argent, or blanc ou peut-être platine, les petites pierres très vertes qu’elle lui avait dit être des émeraudes. Malgré l’absence de couleurs, il n’y avait pas de doute, les bijoux étaient identiques, le vieux collier que Marisa portait toujours, même pour dormir, comme s’il faisait partie de son corps, les boucles qu’elle mettait quelquefois, quand elle tirait ses cheveux en arrière et les attachait avec une barrette.

Avec une sensation de cauchemar, il lut les deux pages qui avaient trait à Marie Auteuil. Elle avait été jugée pour l’assassinat, à l’arsenic, de deux de ses amants, mais on suspectait qu’elle en avait empoisonné au moins quatre autres.

Il y avait une note de bas de page qui était encore plus sinistre. Au moment du procès on avait conclu qu’elle était la descendante d’une autre Marie Auteuil, brûlée vers le milieu du XVIIéme siècle pour sorcellerie. Une lignée de sorcières, selon la croyance populaire, qui ne se terminerait peut-être pas là, car la femme guillotinée pour assassinat avait eu une fille quelques années auparavant, dont la résidence était inconnue mais qu’on pensait être élevée par des parents à la campagne.
Et, tant d’années plus tard, Paul avait découvert qu’il était marié avec une femme qui était sa réplique parfaite, et qui ne connaissait pas son origine, et qui, et c’était un des motifs pour lesquels il était tombé amoureux d’elle, était la créature la plus étrange qu’il ait rencontrée dans sa vie.

Il ferma le livre et alluma une cigarette, et ses mains tremblaient un peu. La boutique était vide, ce qui était bien, la journée d’avril avait commencé sous la pluie, et à présent une plus très fine se mêlait à un brouillard bas qui permettait à peine d’apercevoir la rue.

[...]

Mais ce livre-là ne lui était jamais passé dans les mains. Il était écrit en anglais et n’avait probablement jamais été traduit. Et il ne connaissait pas non plus l’homme grand et mince, d’âge indéfinissable, qui le lui avait vendu au milieu de l’après-midi. Son visage avait les traits profondément marqués, il sentait le tabac, parlait avec un accent étranger, portait une gabardine râpée, sous laquelle il abritait le livre en question, comme si c’était la seule chose qui lui restât. Paul lui en avait donné un bon prix, parce que l’ouvrage l’intéressait, et parce que l’air égaré de l’homme l’avait touché, ou peut-être parce qu’il avait surgi du brouillard et ne semblait pas avoir d’autre endroit où aller. Ensuite Paul s‘était occupé de quelques clients, et ce n’avait été que plus tard, alors qu’il commençait à faire nuit (bien que l’on ne remarquât aucune différence, les lumières de la boutique étaient restées allumées toute la journée), qu’il s’était assis au bureau et avait commencé à feuilleter le livre.
Peut-être que tout cela n’était qu’une coïncidence. Comme une vieille histoire dans un livre, une vieille photographie. Deux femmes qui à travers le temps étaient semblables l’une à l’autre. Mais cette petite tache de naissance sous l’œil gauche… et les bijoux, avec le même dessin, il avait failli voir l’éclat vert des émeraudes…de la même façon il avait failli voir le bleu des yeux et les mèches cuivrées au milieu des épais cheveux châtains… mais tout cela pouvait n’être que l’effet de son imagination.
Et si ça ne l’était pas ? Si Marisa descendait vraiment de cette femme sur la photographie, et également de celle qui avait été brûlée des siècles auparavant ? Elle ne savait rien, elle n‘avait jamais connu sa famille, elle avait été adoptée par un couple qui n’avait rien d’anormal… mais pourquoi Marisa n’avait-elle jamais voulu qu’il les connaisse… pourquoi ne lui avait-elle pas montré la vieille maison, les bois dans lesquels elle avait joué lorsqu’elle était enfant. Elle n’en parlait pratiquement pas, et lorsqu’elle le faisait il avait l’impression qu’elle racontait une histoire.

Ana Teresa Pereira (Madère), Se eu morrer antes de acordar, Relógio d’Água, 2000

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