Lusopholie

Lettres, poésie et musique lusophones

mauvais présage

Classé dans : - époque contemporaine,littérature et culture — 22 octobre, 2006 @ 7:33

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Fond de rivière 

Les ombres, te disais-je, que nous serons ? Des ombres, finalement, nous en sommes déjà tous ; des ombres d’hommes, des ombres d’hommes qui occupent leurs jours à cacher de leurs pauvres mains nues les épaisses ténèbres qui recouvrent à présent le monde. Avance, Flavien, avance. Emmène avec toi la mule qui calmera la faim de quelques-uns pour peu de temps. Marche, ou plutôt cours, car si aujourd’hui tu es celui qui donne, sûrement demain tu seras celui à qui l’on donne.
« Qu’as-tu vu, dis-moi ce que tu as vu. »
J’assiège de mes questions les paysans qui mangent sur le territoire de Redondelo, mes mains serrés sur leurs épaules et mes yeux posés sur eux avec insistance, comme si par leurs yeux à eux les miens pouvaient voir plus loin que l’espace exigu qui entoure mon domaine.
« Qu’as-tu vu, dis-moi ce que tu as vu. »
Tout savoir, savoir tout ; boire jusqu’à la lie la dernière goutte amère de ce qui arrive en ce monde.
« Qu’as-tu vu, dis-moi ce que tu as vu. »
Mais leurs yeux sont si épouvantés par mes questions que de leurs bouches ouvertes sur le pain et le vin rien ne sort que de pauvres et vaines paroles qu’ils prononcent à peine.
« Plus loin, évêque Hydace, au-delà du pont de Trajan il y a des signes… »
« Qu’y a-t-il plus loin ? Qu’as-tu vu au-delà du pont de Trajan qui puisse perturber la paix de tes travaux ? »


« Plus loin, évêque Hydace, au-delà du pont de Trajan, au-delà des terres de ce pays, on m’a dit qu’à cinq milles de Lais on a pêché quatre poissons de mauvais augure. »
Tu as entendu, Flavien, tu as entendu ? Note tout cela dans ton esprit, car j’ai peu de confiance dans le mien, les années passées ne me permettent pas de le faire.
« Et que t’ont-ils dit d’autre ? Dis-moi. »
« Les poissons avaient des lettres écrites sur leur dos, et ces lettres étaient étrangères en tout à ce que je vois dans vos livres, car si je n’en connais aucune, évêque Hydace, je sais que ces lettres écrites sur les poissons étaient différentes, comme si une main supérieure les avait taillées au fer sur ces poissons comme les tailleurs font dans la pierre. »
Tu entends, Flavien, tu entends cela ? Mais en regardant Flavien, je ne vois qu’un prêtre à côté de moi qui se démène pour donner à manger à ces miséreux, il n’entend rien de plus, il ne voit rien de plus que les mains tendues vers lui et les bouches ouvertes sur la nourriture.
« Et près du fleuve Minho il est tombé du ciel une espèce de lentille qui était amère ; et c’étaient des lentilles, évêque Hydace, assez vertes, d’un vert qui ressemblait à celui des herbages. »
« Qu’as-tu vu d’autre, que sais-tu d’autre, que t’a-t-on dit d’autre ? »
Mes mains sont serrées sur ses épaules, mes yeux posés dans les siens avec insistance, mon esprit forcé jusqu’à la douleur pour que soit présent tout ce qu’il m’a dit : chaque mot, bien que balbutié ; chaque souvenir, bien que traître ; chaque réminiscence, bien qu’infidèle. Et je parcours un à un tous les paysans affamés, je les interroge tous avec violence, je leur arrache chaque mot avec effort, anxieux que je suis comme toujours de savoir. Tous. Eux tous.
Et en un peu plus de temps que celui d’un souper, je retourne en hâte vers ma cellule, aussi vite que me le permet mon pauvre corps, laissant en arrière Flavien, laissant en arrière les miséreux qui ont peut-être déjà oublié ce qu’on leur a dit ; et vite, vite, très vite, j’allume à nouveau la chandelle, et je reprends la plume qui racle à nouveau le parchemin.

Sérgio Luís de Carvalho, « Les barbares parmi nous », nouvelle, Dez contos com livro dentro Campo das Letras, 2004

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