Lusopholie

Lettres, poésie et musique lusophones

Archive pour le 11 novembre, 2006

Exil

Posté : 11 novembre, 2006 @ 8:54 dans - moyen âge/ XVIème siècle, littérature et culture | Pas de commentaires »

exil.jpg

Exil (www.ct.bam.de/people/ct)

Lamentor retourna à sa plainte, qui était grandement justifiée. Mais alors qu’ils étaient restés ainsi, lui et la sœur, pendant très longtemps, et que le soleil était près de marquer midi, la dame de bonne famille (qui par la suite se nomma Nourrice lorsqu’elle éleva la petite fille), comme elle était déjà âgée, et savait beaucoup de choses, s’approcha de l’endroit où ils étaient tous les deux à se lamenter :
- Seigneurs, dit-elle, vous allez pleurer longtemps, car il me semble que le mauvais sort existe en cette contrée aussi bien qu’en la nôtre. Laissez là les larmes, car le temps n’est pas, Monsieur, de ne pas paraître chevalier, ni pour vous, Madame, de paraître si femme. Rappelez-vous que nous sommes tous tristes, que si grand malheur fut le nôtre que non seulement nous devons le souffrir, mais aussi nous en consoler les uns les autres. Et puisque cette douleur n’aura pas de fin, prenons aussi pitié de nous-mêmes, qui sommes vivants. La sépulture est due aux morts : il faut que les choses nécessaires soient faites. Pensez que c’est là le dernier don de la vie. Tant que nous aurons le corps de Dame Bélisa sur la terre, il semblera que nous empêchions la part la moins importante de son départ. Et peut-être souffre-t-elle du fait que nous lui déniions ce droit, alors qu’elle ne nous demandera jamais plus rien d’autre.
Ces paroles achevées, qui ne furent pas prononcées sans larmes ni grande douleur de la part de tous, elle souleva la Demoiselle Aonia dans ses bras, et l’emmena sous la petite tente qui se trouvait à côté. Elle retourna ensuite vers Lamentor, pour l’aider à s’y diriger également. Puis elle s’occupa de préparer le nécessaire. Mais Lamentor ne voulut pas qu’on emmène ailleurs le corps de Bélisa, il ordonna que sa sépulture fût plutôt creusée à l’endroit où elle était morte, car il avait aussitôt décidé de ne plus quitter cet endroit aussi longtemps qu’il vivrait. Et ainsi fut fait.
Parce que la coutume, dans les royaumes d’où ils venaient, était qu’avant la mise en terre du corps tous les plus proches parents vinssent le baiser sur les joues, les familiers aux pieds, et le plus proche parent venant en dernier (il semble qu’ils faisaient cela en guise d’ultime salut, pour que la transmutation soit placée sous de bons auspices), lorsque tout fut fini, la Nourrice vint appeler Lamentor et la Demoiselle Aonia. Ils arrivèrent. Mais la demoiselle Aonia se précipita pour embrasser les joues de sa sœur, criant :
- En une autre contrée il y aurait eu plus de monde pour vous rendre cet hommage !
Puis elle commença à lacérer son beau visage, et tous trois élevèrent une triste lamentation que c’en était merveille, chacun se rappelant sa douleur, et allant baiser les pieds de Bélisa. Lamentor, qui souffrait comme il n’avait encore jamais souffert, après bien des soupirs arrachés à son âme, pensant à ce qu’il devait faire pour accomplir le rite, parla ainsi :
- Hélas, Dame Bélisa, comment dois-je vous saluer ? Pour moi vous avez quitté votre pays, pour moi vous avez quitté votre mère ! Qui a pu vous séparer de moi en terre étrangère, pour que vous me rendiez si triste ? Votre amour pour moi n’était-il pas assez grand ? Mais une mauvaise fortune quelconque de moi fut jalouse, car ce que vous faisiez pour que je fusse le chevalier le plus heureux du monde, elle le fit pour que je fusse le plus malheureux. Infortuné chevalier, car pour vous, Madame, était prévue une sépulture en terre étrangère, et pour ma vie, deux. Mais la vôtre contiendra votre corps, et les miennes, mon corps et mon âme.

Bernardim Ribeiro, Mémoires d’une jeune fille triste (Menina e Moça), Phébus, 2003, première édition Ferrare 1554

Revenir à la page d’accueil