Lusopholie

Lettres, poésie et musique lusophones

Archive pour le 14 novembre, 2006

petit matin

Posté : 14 novembre, 2006 @ 10:42 dans - époque contemporaine, littérature et culture | Pas de commentaires »

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Vincent Van Gogh, L’église d’Auvers-sur Oise (détail)

Je me lève ? Je vois déjà le soleil qui cherche à entrer par les pores des persiennes. Ses rayons frôlent le lit, l’armoire, la chaise où j’ai posé les vêtements d’António. Et ils entrent sans demander la permission, tous les jours. La chambre est exposée au Levant, et c’est nous, António et moi, qu’ils viennent atteindre en premier.
Je me lève. Il faut que j’aille ouvrir aux poules, elles chantent déjà. Elles sont tout à moi, les poules. La baraque, le poulailler, le potager, le morceau de terre derrière la maison où je suis si souvent. C’est ma terre. C’est en elle et pour elle que je me lève lorsque l’aurore inonde la chambre. Et j’ai la chienne, elle aboie déjà. Il faut que je la détache, que je la laisse courir dans le petit matin, entre les choux, aboyant aux poules et effrayant les poussins.
[...]
Je laisse António livré au sommeil et aux rêves qui peuvent lui arriver. Allongé dans le lit, pour lui la nuit est encore obscure, même si les pores des persiennes laissent déjà entrer de la lumière. Il dort. Je le laisse dormir, je vais à la salle de bains. Avant même de cultiver un peu la terre qui me nourrit le corps, avant tout cela, je me regarde dans le miroir.
Je me dis que les années ont passé sur toi, Justina, comme des flèches au milieu de la végétation. Elles sont passées en rasant les feuilles et les feuilles ne s’en sont pas aperçues. Elles ont à peine senti un souffle bref, une brise qui a fait bouger leurs tiges. Tous les jours, depuis que je te connais, Justina, tu te regardes dans le miroir au lever du jour. Depuis toute petite, depuis l’école primaire, depuis que tu passais toutes tes journées à l’école avec Dona Preciosa, le miroir est la première chose que tu vois dans le matin. Si tu te regardes toujours, tu n’as pas senti venir la vieillesse ? Les premières lunettes à dix ans ? Les graduations qui montaient à mesure que tu grandissais ? Les premières règles, la première fois que tu as fait l’amour, la première grossesse ? Et le premier petit-fils ? Et la retraite ? Et la vieillesse ? Et la vieillesse, Justina ?
Non, je n’ai pas senti. Peut-être que si je ne m’étais pas vue depuis un mois je me sentirais différente ? Mais comme ça, non. Comme ça, je ressemble à la fillette qui allait à l’école prendre des coups de canne de palmier à trois pointes de Dona Preciosa, je me sens comme si j’en étais encore à apprendre les premières lettres de l’alphabet. Mon visage est froissé des rides de la vie. Mes mains sont marquées par la terre. Mon corps est tombant, il attend la fin.

Jorge Reis Sá, Todos os dias, Dom Quixote, 2006

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Destins

Posté : 14 novembre, 2006 @ 6:50 dans - époque contemporaine, littérature et culture | Pas de commentaires »

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Crédit Michel Pierssens (www.maldoror.org)

Ce qui est intriguant, pourtant, c’est que nous ne savons rien de cette fiancée de quinze ans ; sur les photographies de famille, son visage n’apparaît pas non plus, vieilli, dans ces groupes qui se faisaient immortaliser lors de réunions rassemblant plusieurs générations, et dans lesquelles, habituellement, parmi les enfants et les couples jeunes ou vieux, apparaissent toujours deux ou trois femmes seules assimilées à des tantes ou des cousines ; on lit sur leur visage l’angoisse d’une solitude irrémédiable, qu’elles cherchent à compenser en se rendant aux thés auxquels elles ne sont pas invitées, s’obstinant à parler du passé où ont été enterrés leurs rêves. La fiancée aurait pu être l’une d’elles, condamnée à vivre avec le poids de cette malédiction du promis qui avait disparu, mais qui pourrait à chaque instant réapparaître nanti d’une immense fortune provenant de l’exploitation des propriétés que son talent colonisateur avait défrichées ; et il ferait don à la jeune fille, devenue femme, moins de la virilité qu’il possédait encore lorsqu’il était parti que de cet avantage économique qu’elle pourrait garder en héritage, de même qu’un enfant qu’il pourrait encore lui faire, lors d’un répit entre la fatigue de l’âge et une maladie tropicale quelconque, sans oublier les excès commis avec les Africaines ou les Indiennes que la légende promet à ces exilés.

Nuno Júdice, L’Ange de la tempête, La Différence, 2006

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enquête

Posté : 14 novembre, 2006 @ 8:54 dans - époque contemporaine, littérature et culture | Pas de commentaires »

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Ils durent expliquer trois fois leurs objectifs à la sentinelle, le garçon se grattait le menton d’étonnement. Et vous voulez entrer sans avoir de laissez-passer ? Mais il n’en est pas question, ici ça n’est pas à proprement parler le Jardin Zoologique, pour venir se promener le dimanche avec son amoureuse. Joaquim Peixoto tremblait à la seule pensée d’appliquer ce mot à la présence pulpeuse de Bárbara Emília tout près de lui, il montrait quand même sa carte d’identité, sa carte professionnelle, je suis ici en service. Sans laissez-passer, oubliez, mon ami. Si vous vous en étiez occupé à Lisbonne. Il fallut que Sebastião Curto vienne se joindre au groupe, deux ou trois plaisanteries déjà prêtes avec le sourire sardonique de celui qui contrôle tout, pour que cette obstination militaire commence à céder. On vient de si loin, par cette chaleur, pour se faire traiter de cette manière, mon lieutenant ? Appelez donc lieutenant votre cousine. Mais il commençait à sourire du coin des lèvres, il faut savoir les caresser dans le sens du poil, Quim.
- Je vous appelle l’officier de jour. Vous vous débrouillerez avec lui.

Bárbara Emília retourna en courant jusqu’au fourgon, délicieusement complice, pour que les choses aient l’air plus officielles. Sebastião Curto mit son appareil photo bien en vue, Joaquim Peixoto serrait fortement entre ses doigts sa carte de presse. L’officier de jour avait une barbe très courte, épaisse et bien taillée, où couraient les premiers poils blancs sur un fond cuivré. Il portait des lunettes légèrement fumées, et parlait français sans accent. Il écouta le stagiaire avec amabilité. Puis il lui tendit une carte de visite en papier brillant, avec des lettres vertes sur fond crème. Venez chez moi demain en fin d’après-midi, je serai à votre disposition. Maintenant c’est impossible. Il se retira avec un bref hochement de tête, et déjà la sentinelle leur conseillait d’aller s’occuper de leurs affaires.

Clara Pinto Correia, Adeus, Princesa, Relógio de Água, 1985

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