Lusopholie

Lettres, poésie et musique lusophones

Archive pour janvier, 2007

histoire vraie (suite)

Posté : 30 janvier, 2007 @ 11:45 dans - époque contemporaine, littérature et culture | 2 commentaires »

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Rembrandt Le retour du fils prodigue (détail)

L’important, c’est que, lorsqu’il arriva à Ondjiva, venant d’on ne sait où, sans mémoire et même sans parler la langue locale, ce qui fait que Juliana Nangove fut obligée de communiquer avec lui en portugais, la femme l’accueillit comme on se doit d’accueillir un naufragé, un fils prodigue ou un amant perdu. Quelques jours plus tard, elle ouvrit les fenêtres, fermées depuis si longtemps, et alla au marché commander un bœuf, de quoi boire et d’autres produits pour le samedi suivant. Ensuite, elle fit le tour des parents qui l’avaient oubliée et leur demanda de venir chez elle le week-end, car elle voulait leur présenter quelqu’un et leur annoncer une décision importante qu’elle avait prise.

Comme on peut aisément l’imaginer, mais il faut l’ajouter ici pour, disons, arrondir l’histoire, les parents de Juliana Nangove trouvèrent que sa décision d’épouser Pedro Canivete João était une absurdité totale. S’ils ne prirent pas de mesures contre le jeune inconnu, c’est seulement que, lorsqu’ils le regardèrent en face, ils découvrirent dans son cœur une profonde et apaisante ingénuité. C’est eux-mêmes, du reste, qui le défendirent de la furie de la ville qui, au début, était persuadée que Pedro Canivete João devait être, sinon un sorcier, du moins un bandit, à qui il fallait donner une leçon pour lui apprendre à ne pas abuser de la patience populaire. Juliana Nangove, toutefois, était plus que décidée, car, même si elle était seule à le savoir, la vérité, c’était que, depuis qu’elle avait rencontré Pedro Canivete João, elle avait cessé de rêver de monsieur Pereira. C’est pourquoi, passée la commotion collective initiale, ils décidèrent tous de s’en laver les mains. La vieille, décidément, était folle.

João Melo, « O amor é eterno enquanto dura », in The serial killer, Caminho, 2004

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histoire vraie, suite

Posté : 28 janvier, 2007 @ 10:33 dans - époque contemporaine, littérature et culture | Pas de commentaires »

 

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Ondjiva

Ce fut donc avec un soulagement sincère et profond que la ville accueillit la nouvelle selon laquelle Juliana Nangove avait un homme chez elle, car, bien qu’on la considère comme une femme très bizarre, c’était au minimum une affaire de justice, sinon divine, du moins naturelle : tout être humain a le droit d’avoir quelqu’un dans sa vie qui s’occupe de lui et dont il s’occupe. Mais très vite le soulagement fut remplacé par une curiosité morbide. [...]
Ces deux sentiments se changèrent en indignation littéralement populaire et civique, lorsque Pedro Canivete João fut connu des membres de la communauté locale, comme on dit de nos jours. Certains voulurent même faire justice de leurs propres mains, car il s’agissait d’un véritable crime, d’un culot inadmissible. Qui était ce gamin ? D’où venait-il ? Que voulait-il de la vieille Juliana Nangove, une pauvre femme, sans mari, sans parents, sans travail, sans rien ?
Comme les lecteurs s’en souviennent, je n’avais pas une énorme envie, au début, de raconter quoi que ce soit sur Pedro Canivete João, un gamin imberbe sans l’ombre d’un curriculum, ce qui, d’ailleurs, n’a aucune espèce d’importance lorsque est en jeu, l’amour, ce sentiment absolu, qui a une valeur en soi et qui, par conséquent, devrait dispenser de toute espèce de questionnement sur le genre, l’âge, ou même la durée de validité. Cependant, devant la légitime curiosité de ceux qui aiment à accorder une importance exagérée à des détails précis, je me vois obligé de le faire, ce qui pourra être interprété, si vous voulez, comme une preuve de la soi-disant autonomie du récit.
Par malchance, Pedro Canivete João était un de ces êtres nés en Angola après l’indépendance et qui, happés par le tourbillon des événements qui ont désolé le pays dans les premières décennies de son histoire, étaient devenus un type d’individus totalement dépourvus de références, géographiques, familiales, culturelles ou autres. La guerre, surtout, les avait jetés (littéralement) aux quatre coins de l’Angola, errants à la grâce de Dieu, exactement comme les personnages de Mia Couto, dans Terra Sonâmbula.

João Melo, « O amor é eterno enquanto dura », in The serial killer, Caminho, 2004

Bonga, « Mariquinha »

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histoire vraie

Posté : 26 janvier, 2007 @ 8:32 dans - époque contemporaine, littérature et culture | Pas de commentaires »

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Aristote

Ceci est l’histoire de Juliana Nangove et de Pedro Canivete João. Je ne veux, en aucune façon, faire la fête ni lancer un feu d’artifice, mais il s’agit – comme, je l’espère, peut-être naïvement, les lecteurs en seront d’accord à la fin du récit – d’une merveilleuse histoire d’amour, qui ne pourrait arriver, évidemment, que dans notre fantastique pays nommé Angola, plus précisément à Ondjiva, là-bas dans le Sud. Juliana Nangove avait 90 ans et Pedro Canivete João 22, mais, malgré cette abyssale différence d’âge, un jour ils se réveillèrent et décidèrent de se marier, déclenchant, à partir de là, une succession d’événements qui ne seraient jamais oubliés par personne. Selon la radio, cette histoire s’est réellement passée, elle n’est pas une invention d’un écrivain qui n’avait rien à faire. Quoi qu’il en soit, personne n’en connaît l’origine, d’où il résulte que je vais devoir presque tout inventer. Ce n’est pas très facile, parce que, dès le début, les deux personnages sont un tantinet mystérieux, comme il convient, d’ailleurs,à une histoire incroyable de ce genre. Mais je ne dois pas céder à la tentation de me contenter d’une série d’élucubrations supposément créatives et intelligentes, car, comme on me l’a enseigné, une nouvelle digne de ce nom doit contenir une intrigue, ce qui implique de s’appuyer sur des faits concrets et – qui sait ? – palpables. La grande embrouille, c’est que, depuis Aristote, personne ne sait de façon certaine ce que sont des faits. D’un autre côté, s’il est vrai que je connais quelque chose de la vie de Juliana Nangove, de Pedro Canivete, je ne sais virtuellement rien. En réfléchissant bien, ça n’a rien d’extraordinaire, il suffit de remarquer la différence d’âge entre eux pour comprendre pourquoi j’en sais plus sur la première que sur le second. Quatre-vingt-dix ans, c’est bien plus de la durée d’une vie, surtout en Angola, cette région de la planète terre où semblent avoir convergé, ces dernières années, tous les malheurs de ce monde et de l’autre (s’il existe). Par conséquent, il est normal que je connaisse mieux les antécédents, disons-le comme ça, de Juliana Nangove puisque Pedro Canivete João en est encore au commencement de son existence, et, en principe, ne doit pas avoir vécu d’expériences ou d’événements susceptibles d’être reconnus par la littérature.

João Melo, « O amor é eterno enquanto dura », in The serial killer, Caminho, 2004

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la légende de la boulangère

Posté : 22 janvier, 2007 @ 10:47 dans - moyen âge/ XVIème siècle, littérature et culture | Pas de commentaires »

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*

Brites de Almeida n’était pas une femme ordinaire. Elle était laide, grande, ses cheveux étaient crépus et elle était très forte. Elle ne correspondait pas du tout aux critères féminins habituels et avait un comportement masculin. [...] Elle apprit à manier l’épée et le bâton avec une telle maestria qu’elle acquit vite une réputation de vaillance. Malgré sa terrible réputation il se trouva un soldat qui, enchanté par ses prouesses, la chercha pour lui proposer le mariage. N’ayant pas envie de perdre son indépendance, elle lui proposa de combattre auparavant. Le soldat fut blessé à mort et Brites, par peur de la justice, s’enfuit en Castille en bateau. Mais le destin voulut que le bateau soit capturé par des pirates mauresques et Brites fut vendue comme esclave. Elle réussit à rentrer au Portugal avec l’aide de deux autres esclaves dans une embarcation qui, prise dans une tempête, vint s’échouer sur la plage d’Ericeira. Recherchée par la justice, Brites se coupa les cheveux, se déguisa en homme et devint marchande ambulante. Un jour, fatiguée de cette vie, elle accepta d’être boulangère à Aljubarrota et épousa un honnête laboureur… sans doute aussi fort qu’elle.

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Paralysie

Posté : 19 janvier, 2007 @ 8:40 dans - époque contemporaine, littérature et culture | Pas de commentaires »

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Frederico, phallocrate, à l’oreille de Maria : « Ton bonheur, c’est ma queue ! Tu es attachée au monde par ce truc que j’enfile à l’intérieur de toi. Vas-y, dis-le : je suis ton esclave… » Oui, son esclave. Dans quelques heures, alors, elle serait l’esclave parfaite, complète, intégrale, puisque, finalement, elle avait accepté de vivre avec lui.
Dehors : trois coups, un silence très bref, comme une respiration, puis trois coups. Frederico pense à sortir de la voiture, à entrer, mais il se souvient que la vieille n’aime pas beaucoup sa tête. Il attendra. Maria viendra, bien sûr.
Il lui avait demandé trois fois, auparavant, de vivre avec lui. Bien que ce soit ce qu’elle désirait depuis toujours, elle avait répondu non, encore aujourd’hui il ne sait pas expliquer pourquoi. Les trois fois, Frederico l’avait baisée furieusement, presque comme un animal, et ensuite, il l’avait ramenée chez elle sans prononcer un mot, muet comme une pierre.
A quoi ressemblerait leur vie commune ? Ce qui faisait peur à Maria : son style de vie à lui, toujours entouré d’amis (avis de la meilleure amie de Maria : un fêtard, on dirait qu’il n’a jamais étudié. »), son habitude indéfectible, le samedi, de se faire des ventrées de funje [
1](« Le funje ne se mange pas : il se bouffe », disait-il en riant), en somme, son excès de libéralisme, son libertinage, même. Depuis toute petite elle avait été habituée à la discipline, à des horaires rigoureux, aux normes clairement établies, au rangement et au ménage. (« Je ne supporte pas de voir une particule de cendre sur le tapis. ») Elle avait toujours tenté, de plus, d’inculquer ces habitudes à ses deux fils, tâche beaucoup plus ardue à présent, quand on sait que l’éducation est à la traîne et que les professeurs en savent bien moins que leurs élèves. Frederico aiderait-il à donner aux garçons une éducation convenable ? Maria avait de sérieux doutes, du moins à en juger par l’ironie avec laquelle il commentait sa manière de les élever. « Mon amour, cesse d’interdire aux enfants de marcher pieds nus dans la maison ! Ils vont avoir les pieds plats… », disait-il. Et aussi : « Laisse-les ouvrir les voyelles ! Ne te fais pas d’illusions : le portugais va se modifier ici, il est déjà en train de changer… »
Dès que, la semaine précédente, Maria avait accepté la quatrième proposition en dix ans de vivre avec Frederico, elle avait cessé de rêver. Depuis qu’elle l’avait rencontré et qu’il avait réussi à l‘entraîner dans son lit, elle rêvait régulièrement de lui, l’imaginant comme un homme immense qui s’approchait toujours avec un éclat silencieux dans le regard, pour l’emmener dans ses doux bras chaleureux vers un endroit fait de nuages, d’oiseaux piaillants et de fumées diaphanes et sucrées. Frederico était attentionné, sensible, il lui avait permis de se sentir, pour la première fois, une vraie femme. Il était fort aussi, sûr, il lui ôtait tous ses doutes, il l’aidait à mieux comprendre les choses, à supporter le quotidien. « Oui, je crois que je le veux… » Mais pourquoi, alors, les rêves avaient-ils cessé ? Et pourquoi ce vide atroce (« plus angoissant que celui que j’éprouvais quand je vivais avec Rui ») cette peur qui la paralysait, cette envie subite de rester de là pour toujours, cachée sous les draps de sa mère, d’abdiquer de tout, y compris de la fête du nouvel an ?

João Melo (Angola) « Maria chérie », in Imitação de Sartre et Simone de Beauvoir, Caminho, 2003

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1) Plat traditionnel angolais, farine de manioc ou de maïs accompagnée de viande ou de poisson.

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La jeune fille aux rossignols

Posté : 15 janvier, 2007 @ 11:08 dans - XIXème siècle, littérature et culture | Pas de commentaires »

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Santarém, azulejos

Cette fenêtre m’intéressa.
Qui aurait le bon goût et la chance de vivre ici ?
Je m’arrêtai et me mis à aimer la fenêtre.
Elle m’enchantait, elle me retenait là comme par un sortilège.
Il me sembla entrevoir un rideau blanc…et une silhouette derrière… Imagination, c’est sûr ! Si la silhouette était féminine !… Le roman serait complet.
Comme cela doit être beau de voir le soleil se coucher de cette fenêtre !…
Et d’entendre chanter les rossignols !…
Et de voir se lever une aube de Mai !…
S’il y avait quelqu’un ici qui en profite, de la délicieuse fenêtre ?…qui l’apprécie et sache jouir de tout le plaisir tranquille, de toutes les saintes joies de l’âme qui semblent voleter autour d’elle ?
Si c’est un homme, c’est un poète ; si c’est une femme, elle est amoureuse.
Ce sont les deux êtres les plus semblables de la nature, le poète et la femme amoureuse ; ils voient, sentent, pensent et parlent comme les autres ne voient, ne sentent, ne pensent et ni ne parlent.
Dans la plus grande passion, dans la plus pure des affections de l’homme qui n’est pas poète, entre toujours son content de vile prose humaine : c’est un alliage dans lequel n’est pas travaillé son or le plus fin. La femme, non ; la femme amoureuse se sublime vraiment, s’idéalise aussitôt, elle est toute poésie ; et il n’est pas de douleur physique, d’intérêt matériel, ni de délices sensuels qui la fassent descendre au positif de l’existence prosaïque.
J’en étais là de mes méditations, lorsqu’un rossignol entama la cantiga la plus belle et la plus éperdue que j’aie entendue depuis longtemps.
Il était au pied de ladite fenêtre !

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Marche forcée

Posté : 15 janvier, 2007 @ 9:33 dans - époque contemporaine, littérature et culture | Pas de commentaires »

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On rentre à la ferme (Tissu appliqué d’Evelyne Régnault)

« On multiplie ses pas pour avoir plus de terre … On bouge et le monde trouve son assise. Il suffit d’un pas pour que le monde commence. »

(J.-L. Giovannoni)

Ma mère me disait, qu’enfant, ses chaussures c’étaient des sabots ou des chaussures noires taillées dans du caoutchouc. Et c’était heureux d’avoir des souliers sinon on allait pieds nus.
Les gens marchaient énormément. Des villages reculés, des bourgades escarpées, des sentiers poussiéreux plutôt que des routes asphaltées… Et ça montait et ça descendait. On marchait pour aller travailler aux champs, pour aller à la foire, pour aller à la messe, pour aller à l’école, bien souvent le soir, dans un village plus lointain. On marchait à l’occasion des fêtes paroissiales. À l’occasion des processions, des mariages et des cortèges funèbres. Et pour aller travailler, plus loin toujours, dans les campagnes où l’on avait besoin de bras… garder des troupeaux, faire les semailles les récoltes, pour servir à la ville comme servante. Les hommes marchaient pour les mêmes raisons, et parfois pour l’armée. Bref, ce que ça pouvait marcher… donc des chaussures en caoutchouc, quand il y en avait, c’était bien.
Les fameuses portugaises bien droites, mollets rondelets et musclés, et hop, ça s’élance dans les villages, dans les villes… On marche loin pour pouvoir vivre. On va se louer ou on est « placé » à la ville. On y va à pied et, quand on est maltraité dans une maison de bourgeois ou de paysans plus aisés, on repart. On revient à pied.
Parfois il peut y avoir une carriole, un âne qui s’arrête sur le bord du chemin. Rarement une voiture. De toute façon est-ce qu’une voiture se serait arrêtée pour prendre quelqu’un au bord d’une route, une femme, un gamin, un homme aux pieds crevassés, aux chaussures plus défoncées que le maigre asphalte… Vous le faites vous aujourd’hui ? Alors pourquoi les quelques nantis qui avaient des voitures autrefois dans ces coins-là l’auraient-ils fait ?
Pour aller au Brésil autrefois, on marchait, mais aller à Lisbonne prendre un bateau, ça faisait loin. On pouvait peut-être prendre un train… jusqu’au train on marchait. Sur le quai, on piétinait. Et paf, traversée de trois semaines, où les pieds tournaient en rond. Ils devaient soudain se demander ce qui pouvait bien leur arriver.
Pour aller dénicher le paradis français, le pied… s’il n’y a pas de passeport, et bien il y a la marche de nuit jusqu’à la frontière. Ça faisait un peu de changement car avant c’était toute la sainte journée qu’on marchait. Le corps devait se reposer le soir pour bien travailler le lendemain. Pas trop traîner, pas le soir… on sait jamais les mauvaises pensées dans les pieds, dans les mains, à la nuit tombée… vaut mieux s’affaisser.

Ilda Mendes dos Santos, in Récits de Voyage, www.sudexpress.org

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Chanson d’ami (variation 3)

Posté : 14 janvier, 2007 @ 4:05 dans - moyen âge/ XVIème siècle, littérature et culture, Poesie | Pas de commentaires »

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« Combien de demoiselles la terre a-t-elle déjà englouties par tant de regrets que leur ont laissés des chevaliers qu’une autre terre engloutit par d’autres regrets ? Les livres sont pleins d’histoires de demoiselles qui sont restées à pleurer pour des chevaliers qui s’en allaient, et, de plus, ne manquaient pas d’éperonner leurs chevaux, parce que ceux-ci étaient moins oublieux de l’amour qu’eux-mêmes. »

Ce livre n’est destiné qu’à un seul être. Mais de celui-ci je n’ai plus rien su, depuis que ses infortunes et les miennes l’ont emmené dans des pays lointains et étrangers où je sais bien que, mort ou vivant, la terre le possède sans qu’il y prenne plaisir, pour son malheur. Mon loyal ami, qui vous a emmené si loin de moi ? Car vous avec moi, moi avec vous, nous avions coutume de nous consoler de nos grands chagrins, dérisoires comparés à ceux venus plus tard ! A vous, je vous racontais tout. Quand vous vous en êtes allé, tout s’est changé en tristesse, il ne semble pas que celle-ci ait fait autre chose que se tenir à l’affût de votre départ. Et, pour que tout me navre encore davantage, il ne m’a pas été donné la consolation de savoir dans quelle partie de la terre vous alliez, car mes yeux se seraient reposés en portant la vue de ce côté-là. Tout m’a été enlevé, dans mon malheur il n’y a eu ni remède, ni réconfort. À mourir vite cela aurait pu m’aider, mais cela ne m’aida pas. Au moins pour vous l’infortune usa d’une manière de pitié en vous éloignant de ce pays ; puisque ne pas ressentir de souffrances était pour vous sans remède, elle vous donna de ne plus les entendre. Pauvre de moi, qui parle à présent sans voir que le vent emporte mes paroles, et que ne peut entendre celui à qui je parle !

 

Bernardim Ribeiro, Menina e Moça, (1ère édition Ferrare 1554)

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