La jeune fille aux rossignols
Santarém, azulejos
Cette fenêtre m’intéressa.
Qui aurait le bon goût et la chance de vivre ici ?
Je m’arrêtai et me mis à aimer la fenêtre.
Elle m’enchantait, elle me retenait là comme par un sortilège.
Il me sembla entrevoir un rideau blanc…et une silhouette derrière… Imagination, c’est sûr ! Si la silhouette était féminine !… Le roman serait complet.
Comme cela doit être beau de voir le soleil se coucher de cette fenêtre !…
Et d’entendre chanter les rossignols !…
Et de voir se lever une aube de Mai !…
S’il y avait quelqu’un ici qui en profite, de la délicieuse fenêtre ?…qui l’apprécie et sache jouir de tout le plaisir tranquille, de toutes les saintes joies de l’âme qui semblent voleter autour d’elle ?
Si c’est un homme, c’est un poète ; si c’est une femme, elle est amoureuse.
Ce sont les deux êtres les plus semblables de la nature, le poète et la femme amoureuse ; ils voient, sentent, pensent et parlent comme les autres ne voient, ne sentent, ne pensent et ni ne parlent.
Dans la plus grande passion, dans la plus pure des affections de l’homme qui n’est pas poète, entre toujours son content de vile prose humaine : c’est un alliage dans lequel n’est pas travaillé son or le plus fin. La femme, non ; la femme amoureuse se sublime vraiment, s’idéalise aussitôt, elle est toute poésie ; et il n’est pas de douleur physique, d’intérêt matériel, ni de délices sensuels qui la fassent descendre au positif de l’existence prosaïque.
J’en étais là de mes méditations, lorsqu’un rossignol entama la cantiga la plus belle et la plus éperdue que j’aie entendue depuis longtemps.
Il était au pied de ladite fenêtre !
Et un autre lui répondit aussitôt du côté opposé ; et il se tissa entre eux un défi si régulier, en strophes alternées si bien mesurées, que j’entrai tout entier dans mon roman, j’oubliai tout le reste.
Je me rappelai le rossignol de Bernardim Ribeiro, celui qui se laissa tomber dans l’eau, de fatigue.
La forêt, la fenêtre, les rossignols… à cette heure-là, à la fin du jour… que manquait-il pour compléter le roman ?
Une silhouette féminine qui vienne s’asseoir à ce balcon – vêtue de blanc – oh ! blanc, forcément… – le front appuyé dans la main gauche, le bras droit pendant, les yeux levés au ciel… De quelle couleur les yeux ? Je ne sais, qu’importe ! Ce serait détailler beaucoup trop le portrait, qui doit être fait à grands et larges traits, pour être romantique, vaporeux, se dessiner dans le vague de l’idéalisation poétique…
- Les yeux, les yeux… – dis-je, pensant déjà tout haut, et tout à mon extase – les yeux … noirs.
- Mais ils étaient verts !
- Verts, les yeux…d’elle, de la silhouette à la fenêtre ?
- Verts comme deux émeraudes orientales, transparentes, brillantes, sans prix.
- Quoi! Alors réellement?… C’est une plaisanterie, ou il y a réellement ici une jolie femme, et?…
- Il n’y a personne, personne qui se nomme ainsi aujourd’hui, mais il y a eu…oh! il y a eu un ange, qui doit être au ciel.
- Je disais bien, que cette fenêtre…
- C’est la fenêtre des rossignols.
- Qui sont là à chanter.
- Oui, ils chantent encore comme il y a dix ans – les mêmes, ou d’autres, mais la jeune fille aux rossignols s’en est allée et n’est pas revenue.
- La jeune fille aux rossignols ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Alors vraiment, elle a une histoire cette fenêtre ?
- C’est un roman tout entier, tout fait déjà comme disent les Français, et qui se conte en deux mots.
- Allons-y ! Parlons de la jeune fille des rossignols, la jeune fille aux yeux verts ! Ce doit être très intéressant. Venons-en à l’histoire maintenant.
- Allons-y. Mettons pied à terre et reposons-nous un peu.
On voit à présent que ce dialogue se déroulait entre moi et quelques-uns de mes compagnons de voyage. Nous mîmes pied à terre, en effet ; nous nous assîmes, et voici l’histoire de la jeune fille aux rossignols, telle qu’on l’a racontée.
C’est le premier épisode de mon Odyssée ; j’ai peur de le commencer, car les dames et les élégants de notre pays disent que le portugais ne vaut rien pour cela, que c’est en français qu’il y a un je ne sais quoi…
Je crois que les dames sont mal informées, et je sais que les élégants sont des imbéciles ; mais j’ai toujours cette appréhension, car, enfin, enfin, d’eux je me moque ; mais lorsque les femmes n’apprécient pas une poésie ou un roman, une musique ou un drame, c’est parce que ceux-ci sont mauvais.
Almeida Garrett, Viagens na minha terra, 1846
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