Lusopholie

Lettres, poésie et musique lusophones

la canneraie

Classé dans : - époque contemporaine,littérature et culture — 24 février, 2007 @ 8:24

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Zambèze

Les cannes sont très hautes et le vent y siffle d’étranges mélodies, incessantes et désolées. D’après certains, ce bruit est un son très ancien, la plainte de ceux qui sont morts et dont les âmes sont restées ici à se lamenter. Cette terre des Ansengas était très active et l’ivoire qui en sortait alimentait tout le cordon de villes qui descendaient en aval du fleuve : Cachombo, Tete, Sena, et la dernière de toutes, Quelimane, où l’on respirait l’air de la mer. Ici, où le commerce se faisait entre gens de tous les environs, le nom des Ansengas était très respecté parce qu’ils tiraient de là le meilleur produit. A cause de la cupidité d’individus dévoyés les malheurs avaient commencé ici même, à l’endroit que les anciens appelaient Mazombwe, où de chaque mort mal enterré était née une canne toute droite, et de là cette canneraie. Araújo Lobo, le Matakenya, et beaucoup d’autres, étaient arrivés, et lorsque l’ivoire avait été épuisé ils avaient continué à chasser par inertie, et parce que les animaux à tuer de leurs mains manquaient, ils se mirent à tuer les hommes. Mais on ne pouvait comparer les dents humaines à la corne du rhinocéros ou à la défense d’éléphant, et les chasseurs sans foi ni loi avaient poursuivi leur massacre, et ceux qu’ils ne massacraient pas ils les emmenaient on ne sait où, par colère et par vengeance. Ainsi le Mazombwe se changea en un désert de gens vivants et en une concentration d’âmes en peine. Chacune, chaque canne, et toutes les cannes droites, qui se lamentent et qui tremblent sous la caresse du vent. C’est ça, la canneraie.

En dessous, le sol que foulent les pieds nus de Leónidas est peuplé de milliers de créatures, extrêmement diverses mais partageant toutes l’amour de la vie souterraine, l’attachement à la dissimulation. De petits crabes épient par d’infimes trous et vomissent de sourdes imprécations contre cette vision télescopique d’une visite si inusitée. Ntsato ne les voit même pas dans sa déambulation, les yeux toujours fixés sur un endroit qui se trouve au-devant de lui. C’est naturel qu’il écrase une ou deux de ces ouvertures, bouchant par inadvertance l’entrée de minuscules cavernes que son gigantisme et sa sensibilité endormie l’empêchent de voir, causant des malheurs là-dessous. Il y a aussi des poissons dans lesquels une vie entière d’ignorance de la lumière du soleil a provoqué de bizarres difformités : ils se traînent sur leurs grotesques pattes de derrière, agitent les yeux en une sourde plainte, halètent sans cesse comme s’ils étaient en train de goûter leurs derniers instants en cette vie. Beaucoup plus haut, les oiseaux élégants aux bec très allongé les suivent, étrangers à ces banlieues de la nature mais prêts à s’élancer avec vélocité, en zigzaguant entre les cannes, pour saisir en un clin d’œil un de ces poissons souffreteux et solitaires qui ne sont déjà plus des poissons et n’ont pas réussi à être l’autre chose qu’ils souhaitaient, dans un chemin sans retour. C’est étonnant comme la nature permet que d’aussi beaux oiseaux au vol si extraordinaire puissent continuer de l’être en se nourrissant des créatures les plus laides qu’on trouve à la surface de la terre.

 

João Paulo Borges Coelho, (Mozambique) As duas sombras do rio, Ed.Caminho, 2003

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