Les moissonneurs
Azulejos à Santarém, Av. José Saramago (photo CL)
Dix, onze heures… le thermomètre est monté à 48 puis à 5O °, et le crissement des cigales, présage de l’heure terrible de midi, au début clairsemé, se multiplie à présent en un unisson de millions de cris éraillés… Ces bruits forment un claquement aigu à travers la campagne, semblable non à des voix d’insectes, mais à une supplique générale de la terre dévorée par le soleil féroce. Ils viennent de tous les points de l’horizon et s’ajoutent en chemin à ceux qu’ils rencontrent, enflent dans l’air, trépident, deviennent cent fois plus furieux et résonnants, vont, viennent, ondulent, se généralisent, assourdissants, constants, hallucinants, tantôt comme des pleurs, tantôt comme des flatteries, ou comme des coups de fouets ; et chaque fois que le soleil ouvre la gueule pour éteindre la vie et recroqueviller les feuilles des arbres, ce flux maudit provoque avec sa pulsation de folie le délire du cerveau, la fièvre du pouls et le halètement désespéré de la poitrine en quête d’air.
Dès ce moment, la vie physiologique normale du moissonneur devient impossible, et se change en une torture d’où, à force d’obstination, la résistance vitale produit, en plein travail, des hallucinations des sens et des syncopes. Sous la flamme directe et intolérable du soleil, l’ombre s’est perdue, mais la chaleur ne vient pas que du soleil, concentrée, suffocante, en braise vive : elle irradie de toute chose, aveugle, éblouit, s’exhale de tout, comme si en tout se trouvait un feu direct, incandescent. Toucher un outil de métal, une pierre, une racine, une tige, c’est pousser un cri de douleur à l’horrible brûlure provoquée par le contact.
La lumière est si abondante, réverbérée par tout, que les yeux calcinés perdent la notion des formes et des surfaces ; de sorte que le paysage devient obscur, et que les objets cessent d’exister à la vue réelle, les quatre couleurs du paysage s’uniformisant en une unique, la couleur du vide, qui est fauve, ardente, éblouissante, irradiante, faite de piqûres, d’explosions, d’asphyxies, de blasphèmes ! Tout crépite : les arbres, la terre, le métal, les roches, les animaux ; tout étincelle, et la nature prend un ton de martyre en face duquel, interdit, l’homme oublie ses propres douleurs.
Midi, l’heure de la sieste enfin ! Le contremaître fait signe : – Loué soit Notre Seigneur Jésus Christ ! – alors que déjà, comme des automates, les malheureux abandonnent la faux, en troupes qui s’égaillent, à la recherche d’un coin où se laisser tomber. De l’ombre, où ? Le soleil dévore l’air : le thermomètre indique 50 degrés au soleil, la température des premières vingt lieues de sable du Sahara ; aux bords de l’horizon le ciel semble hébété, trouble de poussière, d’un bleu trépidant au zénith ; et, d’où que l’on contemple le tableau diabolique, fait de soleil, de banalités, de malveillance et de grandeur, impossible d’affronter sans épouvante cette démesure exténuée des lignes, cet espace vide, cette nudité de la terre couleur de cendre, épuisée dans une stupeur sans pareille.
Mais ce qu’ils veulent, c’est lâcher prise, se laisser tomber par là, n’importe où. Certains se débarrassent de leurs vêtements trempés et fétides de sueur et, parmi les cistes immondes, nus, tombent sur le ventre, étourdis, incapables de faire un effort, sans énergie, obsédés par la sinistre inquiétude de l’heure, un cerveau pesant à l’intérieur d’un crâne prêt à éclater, gonflés de chaleur, et retournant sans appétit leurs besaces – leur palais a la consistance du liège, le pain a goût de terre, l’eau, de soupe, la bouche, de vase – et travaillés par une atroce envie de dormir, compliquée de la terreur de s’oublier là dans la première léthargie.
Fialho de Almeida (1857-1912), Á esquina, Ed. A.M. Teixeira, 1919
2 commentaires »
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Je vous remercie énormément
vous et ce site m’ont été très utile
merci à vous
Marie-Lise Ehret
Je suis contente d’avoir pu vous être utile, ce n’est pas si souvent !