L’économe
(d’après un bas-relief de la Villa Albani,
dessiné dans le t. II des Monuments inédits de Winckelmann)
Chaque nouveau matin clair il vivait un peu moins, rempli d’angoisses, réduisant les dépenses. Ses amis lui rappelaient l’histoire du chien de l’Anglais, qui était mort de faim quelques jours après avoir enfin appris à ne plus rien manger du tout. C’était une plaisanterie, bien sûr, juste pour voir s’il se décidait à ne plus prendre les chose tant au sérieux, à ne pas exagérer autant dans ses économies quotidiennes. Mais lui, préoccupé par le gaspillage, éliminait encore un produit ou une habitude, condamnait comme superflu un besoin de plus. Il avait maigri à vue d’œil, avec cette vie rétrécie, mais à mesure que ses chairs fondaient les arguments pour la défense de ses choix prenaient le dessus. Il commençait à invoquer des exemples historiques de gens ayant subsisté dans le dénuement : un certain Diogène qui vivait dans un tonneau et qui n’aimait pas qu’on lui cache la lumière du soleil, les Spartiates, saint François d’Assises, etc.
[...]
Il arriva finalement un moment où il ne faisait plus que tirer de tout les conclusions qui puissent servir ses propos réductionnistes, réduisant ainsi de plus en plus ses désirs. Par exemple : la lecture d’un article pseudo-scientifique sur les dommages causés par les fumeurs aux non-fumeurs le conduisit, lui qui avait ce vice depuis longtemps, à se spécialiser dans la consommation passive de tabac, s’entraînant à de profondes inhalations pour capter à distance les exhalations des cigarettes, à la sortie des bouches et des nez des autres. Son ancien penchant pour l’alcool, d’autre part, se satisfaisait à présent de l’odeur des canettes de bière vides, éparpillées sur tous les trottoirs, à tous les coins de rue de la ville. Et même en ce qui concernait les aliments solides, les derniers temps il se contentait du fumet intense des grillades et des barbecues, qui empestaient d’odeurs de graisse les marchés, les bars et les jardins. Il subsistait, donc, aux crochets du vent, dans la pleine matérialisation de l’expression « être maître de son nez ».
Ce fut à ce moment-là, alors qu’il ressemblait déjà à un fakir de cirque et qu’il avait des difficultés à s’accrocher à son propre squelette, qu’il décida que sa consommation d’air était devenue excessive, que les gens abusaient effrontément de l’air de la communauté. Il donna l’exemple : il se mit à respirer avec une seule narine, après s’être obstrué la bouche avec le papier collant d’une affiche mal posée dans une vitrine d’épicerie. Il avait conclu, non sans une profonde crise de conscience, que finalement il pouvait aussi se détacher des mots, du moment qu’il continuait à donner en pratique le bon exemple. Tout ce processus, il ne pouvait en être autrement, aiguisa encore la fixité de ses idées et rendirent encore plus féroces son égoïsme et son intolérance. Déjà plus personne ne le supportait, ni ceux qu’il connaissait ni les inconnus, et même le pouvoir officiel, qui avait d’abord vu en lui un vivant symbole de sa propagande, sentait qu’il était en train de devenir trop gênant pour sa nouvelle image. Et, alors que tout le monde le considérait comme un cas désespéré confirmé et le jugeait incapable d’une action qui dépassât sa personne, dans un geste de solidarité, dans un don désintéressé, il les démentit tous avec la plus grande classe et se racheta par une unique décision inattendue et définitive : il se boucha l’autre narine et RENDIT son dernier soupir.
José Mena Abrantes, Caminhos des-encantados, Caminho, Outras Margens, 2000
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Texte très amusant! Décidément, José Mena Abrantes me plaît beaucoup. Ce récit-là me fait songer un peu à l’humour pince-sans-rire d’Augusto Monterroso, une façon de raconter l’absurde sans jamais se départir de son sérieux.