de l’aveuglement des passions
Le Padre António Vieira
Les passions du cœur humain, telles que les divise et les énumère Aristote, sont au nombre de onze; mais toutes se réduisent à deux principales, l’amour et la haine. Et ces deux affects aveugles sont les deux pôles autour desquels tourne le monde, c’est pourquoi il est si mal gouverné.
Ce sont eux qui pèsent les mérites; eux qui qualifie les actions; eux qui évaluent les récompenses; eux qui répartissent les fortunes.
Ce sont eux qui arrangent ou décomposent ; eux qui font ou anéantissent ; eux qui peignent ou effacent les objets, donnant et ôtant, à leur gré, couleur, forme, mesure, et même être et substance, sans autre distinction ou jugement que haïr ou aimer.
Si les yeux voient avec l’amour, le corbeau est blanc ; avec la haine, le cygne est noir. Avec l’amour, le démon est beau ; avec la haine, l’ange est laid. Avec l’amour, le Pygmée est géant; avec la haine, le géant est Pygmée. Avec l’amour, ce qui n’est pas existe; avec la haine, ce qui existe, et existe avec raison, n’est ni ne sera jamais.
C’est pourquoi l’on voit, avec la perpétuelle clameur de la justice, les indignes debout, et les dignités abattues; les talents désœuvrés, et les incapacités aux postes de commandement; l’ignorance diplômée, et la science sans honneur ; la faiblesse comme bastion, et la valeur à l’écart dans un coin ; le vice sur les autels, et la vertu sans culte; les miracles accusés, et les miraculés coupables.
Peut-il y avoir plus grande violence faite à la raison ? Peut-il y avoir plus grand scandale dans la nature ? Peut-il y avoir plus grande perdition de la république ?
Car tout cela est ce qui fait et défait la passion des yeux humains : aveugles lorsqu’ils se ferment, et aveugles lorsqu’ils s’ouvrent ; aveugles lorsqu’ils aiment, et aveugles lorsqu’ils haïssent; aveugles lorsqu’ils approuvent, et aveugles lorsqu’ils condamnent; aveugles lorsqu’ils ne voient pas, et, lorsqu’ils voient, bien plus aveugles.
Padre António Vieira, (Lisbonne 1608-Baia 1697), Sermões