Archive pour mai, 2007
Divisions
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- Tu connais cette histoire du sage chinois qui a pensé un jour : « Si je coupe cette canne en deux, et que je fasse la même chose les jours suivants avec une des moitiés, cela ne finit jamais. Et de cette façon je deviens immortel. »
- Je ne connaissais pas cette version.
- C’est un Indien qui me l’a racontée.
- Un yogi, un mystique ?
- Non, un commerçant, né au Mozambique. Un maître de la division. Il était capable de diviser un poulet en trente-six plats, une racine de gingembre en huit cent soixante petits morceaux. Sans se couper.
- Eh bien, il a fait faillite, ou il a changé de branche ?
- Bien pire. Maintenant il cherche à rassembler les morceaux de la canne, si on peut les appeler ainsi, parce qu’il pense qu’il comprendrait mieux le sens de la parabole s’il arrivait à les récupérer.
Dimíter Ánguelov , Trinta contos até ao fim da vida, &etc, 1998
de l’aveuglement des passions
Le Padre António Vieira
Les passions du cœur humain, telles que les divise et les énumère Aristote, sont au nombre de onze; mais toutes se réduisent à deux principales, l’amour et la haine. Et ces deux affects aveugles sont les deux pôles autour desquels tourne le monde, c’est pourquoi il est si mal gouverné.
Ce sont eux qui pèsent les mérites; eux qui qualifie les actions; eux qui évaluent les récompenses; eux qui répartissent les fortunes.
Ce sont eux qui arrangent ou décomposent ; eux qui font ou anéantissent ; eux qui peignent ou effacent les objets, donnant et ôtant, à leur gré, couleur, forme, mesure, et même être et substance, sans autre distinction ou jugement que haïr ou aimer.
Si les yeux voient avec l’amour, le corbeau est blanc ; avec la haine, le cygne est noir. Avec l’amour, le démon est beau ; avec la haine, l’ange est laid. Avec l’amour, le Pygmée est géant; avec la haine, le géant est Pygmée. Avec l’amour, ce qui n’est pas existe; avec la haine, ce qui existe, et existe avec raison, n’est ni ne sera jamais.
C’est pourquoi l’on voit, avec la perpétuelle clameur de la justice, les indignes debout, et les dignités abattues; les talents désœuvrés, et les incapacités aux postes de commandement; l’ignorance diplômée, et la science sans honneur ; la faiblesse comme bastion, et la valeur à l’écart dans un coin ; le vice sur les autels, et la vertu sans culte; les miracles accusés, et les miraculés coupables.
Peut-il y avoir plus grande violence faite à la raison ? Peut-il y avoir plus grand scandale dans la nature ? Peut-il y avoir plus grande perdition de la république ?
Car tout cela est ce qui fait et défait la passion des yeux humains : aveugles lorsqu’ils se ferment, et aveugles lorsqu’ils s’ouvrent ; aveugles lorsqu’ils aiment, et aveugles lorsqu’ils haïssent; aveugles lorsqu’ils approuvent, et aveugles lorsqu’ils condamnent; aveugles lorsqu’ils ne voient pas, et, lorsqu’ils voient, bien plus aveugles.
Padre António Vieira, (Lisbonne 1608-Baia 1697), Sermões
Adolescence
Rui Veloso, Não há Estrelas no Céu
Pas d’étoiles dans le ciel pour dorer mon chemin,
J’ai beaucoup d’amis mais je me sens toujours seul.
A quoi sert d’avoir la clé de la maison pour entrer,
Et un billet dans la poche pour le tabac et le billard ?
[Refrain]
Le printemps de la vie est agréable à vivre,
Il fait soleil aussi vite qu’il pleut ensuite.
Pour moi aujourd’hui c’est janvier, il fait un froid de canard,
On dirait que le monde entier s’est mis d’accord pour me coincer !
Je passe des heures au café, sans savoir où aller,
Autour de moi tout est laid, je n’ai qu’une envie, m’enfuir.
Je me regarde dans la glace le soir, mon corps ne cesse de changer,
Le matin j’entends le conseil que mon vieux a à me donner.
Je me promène en cachette, à épier aux fenêtres,
Perdu dans les avenues et trouvé dans les ruelles.
Mère, mon premier amour fut un trapèze sans filet,
Va-t-en de là s’il te plaît, je suis entre le mur et l’épée.
Tu ne vois pas comme c’est dur, être jeune ce n’est pas gai,
Il faut affronter l’avenir avec des boutons sur le nez.
Pourquoi tout est incertain, ça ne peut pas durer tout le temps,
Sans le Rock and Roll, qu’est-ce que je deviendrais ?
Porto Sentido
(Blues de Porto)
Vision
Il regarda autour de lui et ne trouva pas ses affaires : il manquait son filet de pêche, le sac qui l’accompagnait toujours, enfin son vieux chapeau de paille. Rien de ce qui était à lui ne se trouvait aux alentours et, encore plus étrange, il ne voyait plus sa propre pirogue. A dire vrai, cette dernière énigme ne se posa en tant que telle que graduellement, à mesure qu’il faisait le tour de la petite île où il se trouvait, au milieu du fleuve, et que la pirogue n’était toujours pas là.
Il pensa à demander de l’aide mais on n’apercevait âme qui vive. Il retourna à son point de départ. Regarda autour de lui. Au milieu du fleuve, le rameur semblait à présent avancer dans la direction opposée. A l’horizontale (car à présent Ntsato était bien debout), mais sans la même conviction, ne laissant plus sur l’eau un sillon droit mais de grands S ondulants, comme s’il voulait d’abord s’approcher d’une berge, puis de l’autre. Une almadie indécise.
Peut-être parce que le soleil se trouvait à son zénith, ou pour une autre raison inexplicable, tout se mit à briller comme si les particules de l’air explosaient en petits soleils jaunes. Ntsato se frotta plusieurs fois les yeux avec les mains, cherchant à s’habituer à cet éclat vif qui le gênait et le troublait. Un peu plus loin, sur le fleuve, le sillage laissé par la barque était maintenant un gigantesque serpent luisant et silencieux qui se tordait à fleur d’eau. Un serpent dont, comme un seul corps, la barque et le rameur constituaient la tête. Le grand serpent de M’bona, l’origine du monde et de toutes les choses. Un serpent porteur de présages. Ntsato s’affola à cette vision bien que le serpent ne révélât pas d’intentions agressives ni même ne parût avoir remarqué sa présence. Il chercha les yeux mais il ne parvint pas à comprendre si ce qu’il voyait était bien l’éclair de son regard ou les petits reflets du soleil à la surface de l’eau.
João Paulo Borges Coelho, As duas sombras do rio, Caminho, Outras margens, 2003 (2ème édition 2004)
Clandestinité
L’agitateur du Languedoc, toile de Jean-Paul Laurens,
1882, Musée des Beaux-Arts de Bordeaux
‘Vous autres, ceux d’entre nous qui ne sont pas des maîtres de cette Confrérie, si vous êtes interrogés par les chiens de garde de l’évêque, vous direz que vous faisiez ce que vous ordonnaient lesdits maîtres de la Confrérie, et que vous aviez peur de leur désobéir ; si on vous y obligeait, vous ne dénonceriez que les principaux d’entre nous, ceux qui se cachent. Vous renierez avec la bouche ceux qui la nuit se cacheront chez vous et que vous nourrirez à votre table. Maintenant écoutez bien : il est sûr que certains parmi ceux qui se cachent seront capturés ; il est sûr qu’ils seront mis aux fers et emmenés au siège du diocèse. Je ne sais ce qu’ils leur feront, mais à ceux-là je demande qu’ils s’efforcent d’être dignes de la mémoire de notre premier Pasteur – que Dieu le garde. Efforcez-vous, car si vous faites du mieux que vous pouvez personne ne vous en voudra de n’avoir pas réussi à résister à la captivité.’
Et voici comment les maîtres de la Confrérie ont commencé à se cacher autour de N. . Et voici comment a été lancée contre nous la persécution enragée de la mauvaise église. Et ainsi, écrit de ma main, tout est dit de ce qui correspond à la vérité, car d’autres paroles fausses seront sans doute prononcées contre nous dans l’avenir. Mais, vous qui me lisez ou m’écoutez, lisez et écoutez bien ces mots que ma main a gravés sur cette peau de parchemin. Lisez-les bien, écoutez-les bien, car ils racontent ce qui s’est vraiment passé et, en les lisant bien ou en les écoutant bien, vous saurez bien par vous-mêmes juger quelle est la vérité : celle que je dis ici, ou celle que, sans doute, d’autres diront pour nous nuire.
Sérgio Luís de Carvalho, El-Rei Pastor, Campo das Letras, 2000