L’écrivain
Après un long silence, sans répondre à mon salut, l’éditeur a dit :
- Les personnages ne peuvent pas être tous mauvais, négatifs. Le récit ne peut pas fonctionner de cette façon.
- Et à qui est destiné ce récit ? demanda l’éditrice. Les gens aiment s’identifier aux personnages. Les gens, vous le savez bien, sont mauvais par nature. Mais ils ont ce besoin naturel: ils veulent être bons. Et ils manquent de personnages. Ils font tout pour se déguiser en personnages. Et que leur offre l’écrivain? Une galerie de négativité, de turpitude, de dégradation, de contradiction, de désespoir, et de la plus abjecte des vérités. Vous avez déjà lu votre prose? Vous voulez laisser le lecteur dans le désert de la méchanceté? La vie est belle!
- Mais si je le sens comme cela… quel mal y a-t-il à être méchant?
- Le contrat est clair: il dit:«production de fiction». La force que votre prose imprime au mal en fait une réalité coupante, destructrice. Une douleur continuelle, comme une barre infinie de fer fondu.
Une bombe contre l’existence, contre l’existence heureuse, bien sûr. A part ça, votre texte est peu élaboré. Vous dites tout avec une désolante précision. Vous ne laissez pas la place au moindre doute, à la moindre réflexion. Je m’étonne même que vous parveniez à insérer la ponctuation, et plus concrètement le point final. Rien dans vos textes n’a ni commencement ni fin. C’est un mouvement qui les élimine dès le départ, bien que ce mouvement élimine aussi un quelconque point de départ. Parce que votre point final est catégorique, mais catégorique dans son imprécision. Une imprécision qui n’admet aucune ambiguïté, aucune équivoque. C’est ce que j’apprécie dans votre style. Ce que je ne supporte pas, c’est d’être obligée d’être d’accord avec vous, avec ce que je déteste, ce que je hais. Or, être d’accord avec vous est un viol. Si je ne vous connaissais pas, ce ne serait pas le cas. Ce regard pénétrant ! Parfois j’ai l’impression que vous seriez capable d’apaiser une tempête avec ce regard ferme, imperturbable. Mais, dans votre cas, «imperturbable» veut dire destructeur. Votre calme empêche la coordination des mouvements. Dans les murs devant lesquels vous passez, des brèches s’ouvrent… Parce que vous perturbez l’équilibre avec votre contention, vous bloquez… Votre pensée déstabilise même l’inorganique. C’est une impression personnelle, je l’admets. Mais c’est la sensation générale que vous laissez. Je vois de la panique dans les yeux de ceux qui sont choqués par votre calme. Pourquoi ça? Je soupçonne qu’il y a dans votre calme une bombe atomique. Mais je ne peux pas le prouver. Vous-même ne pouvez pas le démontrer. Je le sais très bien. Et vous détruisez tout sur votre passage, sans pitié. D’une incertitude, vous et votre calme faites une inquiétude, d’une émotion une maladie nerveuse, d’une panique – peut-être la mort. Votre calme est contraire à la vie. C’est une espèce de désir tellement fort qu’il s’oppose à la Nature. Le désir de vivre en soumettant toute rationalité, tout sentiment.
J’ai pris un marqueur rouge et j’ai ébauché sur la table un schéma ésotérique sur lequel étaient apparemment réconciliés la rationalité, le sentiment et le désir. Ils m’ont regardé tous les deux avec étonnement. J’ai ajouté un point et je suis parti.
Dimiter Anguelov, Trinta contos até ao fim da vida, &etc, 1998
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Lusina, adoro os recortes que vc faz da obra de Anguelov. « C’est une espèce de désir tellement fort qu’il s’oppose à la Nature ». E que desejo verdadeiro deixa de se opor à Natureza? Sábias palavras! Grande abraço, Zoia.
Um grande abraço também, Zoia ! O Ànguelov gosta muito de paradoxos, jà sabe !