Lusopholie

Lettres, poésie et musique lusophones

Archive pour le 31 juillet, 2007

Meurtre

Posté : 31 juillet, 2007 @ 9:23 dans - époque contemporaine, littérature et culture | Pas de commentaires »

 

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Lorsque le quartier se réveilla pour la besogne ordinaire de la journée, on trouva le corps de l’étranger jeté dans un coin d’une ruelle de la favela, mélangé à un tas d’ordures éparpillées, une blessure de poignard à la gorge. Au début, cette mort paraissait juste, vu que personne ne connaissait le défunt, ni d’ici, ni du Château, ni même du côté de Saúde. Mais très vite le lieu où gisait le cadavre attira l’attention de tous. Il n’était plus possible de nier les circonstances qui avaient provoqué le crime. La mort n’était pas seulement juste ; elle était nécessaire. Que ne reste dans les mémoires que l’oraison funèbre discrète et brève de celui qui fut enterré à cinq empans de profondeur, sans plus de formalités. Inutile de rappeler qu’il n’est pas dans les habitudes de pleurer les morts inconnus.
[...]
Mais ce n’était pas parce qu’ils connaissaient le motif du crime qu’ils savaient le nom de l’assassin. Ils n’en étaient pas sûrs – c’est un fait ; parce que, malgré une opinion divergente, la plupart des doutes se portait sur le tenancier de la taverne, le vieux à la jambe gangrenée et l’ex-matelot au cordon d’or.
Les soupçons étaient solidement fondés : dans la nuit du 12 juin, le tenancier allait constamment à la table où étaient assis le vieux à la jambe gangrenée et l’ex-matelot, pendant qu’ils buvaient et chuchotaient en regardant l’étranger. La blanchisseuse, mère des jumeaux, se souvient d’avoir entendu les voix de trois hommes, à une heure bien avancée, qui passaient, aurait-on dit, en direction de la baraque de la femme interdite. Et la voisine du vieux à la gangrène est certaine d’avoir été réveillée, au milieu de l’aube, par le bruit de quelqu’un qui arrivait en courant, frappait à la porte et entrait en clopinant dans la maison.
Aucun des trois n’admit sa culpabilité ; et – fait curieux – ils reconnurent avoir suivi l’étranger cette nuit-là, dans l’intention de découvrir qui il était, où il habitait, et ce qu’il faisait.
Ils racontent qu’il a gravi la colline à la hâte ; qu’il s’est arrêté au milieu des ordures de la laide ; qu’ils ont tenté de le convaincre de s’en aller ; qu’il a répondu qu’il avait atteint « l’essence de tout ce qui existe » ; que la laide est apparue ; qu’elle a dit qu’il était temps de chercher la beauté ; qu’elle s’est mise à se faire belle avec des objets pris dans le tas d’ordures ; qu’aussitôt, indignée, elle s’était débarrassée de tout ; qu’elle s’était avancée vers eux comme une mort collective ; qu’ils avaient tous trois reculé ; que ce n’est qu’alors qu’elle avait aperçu l’étranger ; qu’elle l’avait regardé avec tendresse ; que celui-ci avait ouvert les bras pour la recevoir et qu’il était brusquement tombé – alors que tous trois s’enfuyaient, atterrés par la vision de cet être effrayant.

Alberto Mussa, « La femme interdite », Elegbara, Revan, 1997, nouvelle édition: Record, 2005

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