atmosphère
Rodin, Les portes de l’Enfer, détail (Musée Rodin)
Il y a ici des gens qui font de la vie une habitude et qui parviennent à regarder le ciel avec indifférence et la vie sans sursauter, et ce méli-mélo de ridicule et de silhouettes étriquées. Demeure ici l’insignifiance, et même à l’insignifiance le temps imprime un caractère. Demeure ici, mitoyen de la collégiale, le Saint, qui de temps en temps sort de sa torpeur et s’écrie : L’Enfer ! L’Enfer ! Demeurent ici un chapeau, une jupe, l’intérêt et des plumes. Demeurent ici les Teles, et les Teles détestent les Sousas. Demeurent ici les Fonsecas, et les Fonsecas passent leur vie, comme des pantins disloqués, à faire des politesses. Demeurent ici les Albergarias, et les Albergarias n’ont qu’un but dans l’existence : étrenner tous les semestres un vêtement dans le jardin. Demeurent ici ceux qui mâchent, remâchent et digèrent, ceux qui se ferment à la hâte et à l’intérieur comme par manie, et ceux qui s’ennuient un jour, une semaine, un an, jusqu’à ce qu’ils arrivent à l’heure paisible de la terre ou à l’heure terrible de la mort. Demeurent ici ceux qui s’enrichissent du fond des boutiques, où les ouvrages se sont pétrifiés. Demeure ici l’égoïsme qui fait de la vie une cellule, et l’ambition qui use les dents de l’intérieur, ce qui emplit l’existence de rancœur et, après une année de chicane, consomme une autre année de chicane. Demeurent dans la ruelle en pente raide et dure, revêtue d’humidité en plein été, des vieilles à qui ne restent que des mots, prisonnières, alimentées, acharnées, comme un fou sur une couronne de laiton qui emplit tout leur monde. Demeurent d’un côté l’épouvante et l’arbre ; de l’autre l’absurde. Et toutes à la fois, elles éloignent et repoussent d’elles la vie. Demeurent ici Dona Engrácia et Dona Biblioteca. Demeure ici la Teles qui passe sa vie à essuyer la poussière, seule et enfermée avec ses meubles reluisants, peut-être les restes d’un rêve auquel elle s’accroche désespérément, et les vieilles sont toutes courbettes, bave, rancœur. Avoir une manie et penser à elle avec obstination ! L’élever. Avoir une manie et la voir grandir comme un enfant !… [...] Tous les jours la mort les emporte, tous les jours on sonne le glas. Le néant l’attend, et Dona Procópia ouvre la bouche pour bâiller, comme si elle n’avait pas devant elle l’éternité pour dormir, et Dona Felizarda envie les plumes de Dona Biblioteca. Tout ceci se passe comme si tout ceci n’avait aucune importance ; tout ceci se passe comme si tout ceci n’était pas un drame, et tous les drames, pour une minute, et toutes les minutes. Demeurent ici Dona Hermengarda et Dona Pernarícia – manie ! manie ! manie ! – aujourd’hui, demain, toujours – et la mort joue avec la régularité mécanique d’une pendule.
Raul Brandão, Húmus, première édition 1907