hygiène
Edouard Manet, La serveuse de bocks
Quand un nouveau café s’est ouvert à Sapadores, beaucoup d’hommes se sont sentis attirés par la coiffe d’infirmière de la serveuse, un peu triste, comme il convenait à une coiffe. Chacun avait envie d’être traité comme un malade. Un malade ambulatoire qui prend son médicament, le café, à heure fixe. Mais après deux ou trois semaines, ces mêmes clients commencèrent à se sentir internés, bien que disposant d’une permission illimitée de sortir de l’établissement quand ça leur chantait. Certains ressentirent les premiers symptômes dès la première semaine, d’autres imaginèrent une aggravation galopante, et à d’autres encore, cas le plus douloureux – le médecin interdit définitivement de boire du café. D’autres, même avec des symptômes de plus en plus clairement définis, ressentaient en sortant un certain soulagement, comme il arrive lorsqu’on sort d’un traitement ambulatoire. Quand la serveuse se penchait pour ramasser quelque chose, certains manquaient d’air. Mais son regard sévère leur rappelait qu’ils devaient supporter la souffrance avec fermeté et dignité – finalement ils étaient tous là dans le même but – maintenir leurs problèmes dans un état stationnaire. Lorsque l’un des clients à l’esprit plus sain suggéra discrètement que la dame du comptoir cessât de porter sa coiffe, suggestion qui fut acceptée avec la sérénité et le mutisme habituels, la plupart d’entre eux se sentit abandonnée comme en un lazaret que le front laisse en arrière.
Mais un commun destin, jamais commenté ni exprimé, les obligea à garder le même rythme de visites, et à partir d’un certain moment le sentiment général devint autre : ils étaient là comme dans une prison volontaire. Personne ne les y obligeait. Mais c’était cette prison qui les libérait d’une solitude sans paroles, sans images, sans musique – c’était une solitude sourde, massive comme une montagne qui les fatiguait de diverses manières. Elle était là : ils devaient monter ou descendre, contourner, reculer, sauter – faire quelque chose pour s’encadrer dans ce paysage imposé. Aucun de ces mouvements n’était possible, pensable. Cette montagne naissait et croissait du silence de la dame sans coiffe qui n’avait pas cessé pour autant d’être anonyme. Une étrange décence empêchait quiconque de demander le nom de la dame qui servait comme on sert par obligation, par devoir moral établi dans un temps antérieur à tous les règlements et codes moraux : un temps où les humains se comprenaient par les regards ou les gestes, quand on n’avait pas encore inventé les fantasmes, les plus aimés et les plus intimes inclus – les maladies.
Dimíter Ánguelov, Névoa com flor azul no meio, Colibri, 1999
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