Lusopholie

Lettres, poésie et musique lusophones

Archive pour août, 2007

atmosphère

Posté : 9 août, 2007 @ 10:03 dans - époque contemporaine, littérature et culture | 2 commentaires »

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Rodin, Les portes de l’Enfer, détail (Musée Rodin)

Il y a ici des gens qui font de la vie une habitude et qui parviennent à regarder le ciel avec indifférence et la vie sans sursauter, et ce méli-mélo de ridicule et de silhouettes étriquées. Demeure ici l’insignifiance, et même à l’insignifiance le temps imprime un caractère. Demeure ici, mitoyen de la collégiale, le Saint, qui de temps en temps sort de sa torpeur et s’écrie : L’Enfer ! L’Enfer ! Demeurent ici un chapeau, une jupe, l’intérêt et des plumes. Demeurent ici les Teles, et les Teles détestent les Sousas. Demeurent ici les Fonsecas, et les Fonsecas passent leur vie, comme des pantins disloqués, à faire des politesses. Demeurent ici les Albergarias, et les Albergarias n’ont qu’un but dans l’existence : étrenner tous les semestres un vêtement dans le jardin. Demeurent ici ceux qui mâchent, remâchent et digèrent, ceux qui se ferment à la hâte et à l’intérieur comme par manie, et ceux qui s’ennuient un jour, une semaine, un an, jusqu’à ce qu’ils arrivent à l’heure paisible de la terre ou à l’heure terrible de la mort. Demeurent ici ceux qui s’enrichissent du fond des boutiques, où les ouvrages se sont pétrifiés. Demeure ici l’égoïsme qui fait de la vie une cellule, et l’ambition qui use les dents de l’intérieur, ce qui emplit l’existence de rancœur et, après une année de chicane, consomme une autre année de chicane. Demeurent dans la ruelle en pente raide et dure, revêtue d’humidité en plein été, des vieilles à qui ne restent que des mots, prisonnières, alimentées, acharnées, comme un fou sur une couronne de laiton qui emplit tout leur monde. Demeurent d’un côté l’épouvante et l’arbre ; de l’autre l’absurde. Et toutes à la fois, elles éloignent et repoussent d’elles la vie. Demeurent ici Dona Engrácia et Dona Biblioteca. Demeure ici la Teles qui passe sa vie à essuyer la poussière, seule et enfermée avec ses meubles reluisants, peut-être les restes d’un rêve auquel elle s’accroche désespérément, et les vieilles sont toutes courbettes, bave, rancœur. Avoir une manie et penser à elle avec obstination ! L’élever. Avoir une manie et la voir grandir comme un enfant !… [...] Tous les jours la mort les emporte, tous les jours on sonne le glas. Le néant l’attend, et Dona Procópia ouvre la bouche pour bâiller, comme si elle n’avait pas devant elle l’éternité pour dormir, et Dona Felizarda envie les plumes de Dona Biblioteca. Tout ceci se passe comme si tout ceci n’avait aucune importance ; tout ceci se passe comme si tout ceci n’était pas un drame, et tous les drames, pour une minute, et toutes les minutes. Demeurent ici Dona Hermengarda et Dona Pernarícia – manie ! manie ! manie ! – aujourd’hui, demain, toujours – et la mort joue avec la régularité mécanique d’une pendule.

Raul Brandão, Húmus, première édition 1907

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L’enchanteresse

Posté : 1 août, 2007 @ 9:31 dans - époque contemporaine, littérature et culture | Pas de commentaires »

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Avec l’Alentejano le cas fut différent. Il venait de l’autre côté de la forêt et avait une réputation de tombeur, il proférait des badineries quelquefois très osées. C’est pourquoi les femmes de la Combe n’avaient pas d’oreilles pour lui. Il faisait du commerce d’un côté à l’autre, traversant la rivière, parcourant les environs. Mais toujours en flairant l’odeur des jupons.
Un après-midi du début du mois de mai, où le soleil brillait comme en plein été, il trouva Virgolina paresseusement endormie au bord du chemin, allongée sur un lit de trèfle, à l’ombre d’un pommier. Il la regarda longtemps. Avec convoitise. Il savait parfaitement que toutes les tentatives qu’il avait faites avec elle n’avaient abouti à rien. Et à présent elle était là, comme un cadeau, devant lui. Son hésitation fut de courte durée. Un sourire baveux aux lèvres, il commença à se dévêtir. Et il se coucha sur elle.
- Espèce de dégueulasse, qu’est-ce que tu fais sur moi ? !
dit-elle, ouvrant les yeux et le reconnaissant.
- Ecoute, si tu veux, je m’en vais…
rétorqua-t-il en guise d’excuse et avec l’air d’un honnête homme incapable d’offenser qui que ce soit.
Après un silence, elle dit d’un ton sentencieux
- laisse tomber. Maintenant que tu as commencé, termine. Une bonne fois pour toute.
Le lendemain, le trèfle sous le pommier était complètement sec. Et jamais plus, à cet endroit-là, aucune espèce d’herbe ne poussa.
L’Alentejano [...], lorsqu’il voyait Virgolina, s’approchait, la provoquait, mais il était évident qu’il ne se dandinait plus avec cet air effronté. Il était devenu impuissant. Et lorsqu’on commença à le savoir (parce que ces choses-là, s’agissant d’un étalon de cette importance, se savent toujours) on cessa de le voir à des lieues à la ronde.

António da Silva Carriço, Entre o corpo e a rosa, Colibri, 2002

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