Lusopholie

Lettres, poésie et musique lusophones

Archive pour le 5 septembre, 2007

une gifle

Posté : 5 septembre, 2007 @ 7:25 dans - époque contemporaine, littérature et culture | 3 commentaires »

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- Tu viens chez moi ce soir ?
La question d’Antónia réveille l’antiquaire de cette légère torpeur où il était plongé depuis quelques minutes, de cette lente torpeur qu’il apprécie tant après une journée qu’il sent parfaite. Il lui répond :
- Oui.
Leurs deux mains ne se détachent l’une de l’autre que lorsque le garçon revient et dispose devant eux les assiettes fumantes. L’arôme qui les enveloppe, la fumée qui s’interpose entre eux, captivent leurs sens. Avant de s’en aller, le garçon dit :
- Bon appétit.
Tous deux remercient. Et c’est au moment précis et exact où l’antiquaire coupe le premier morceau de son poisson que le bruit proche d’un verre qui se casse les oblige à se tourner vers la table d’où il provient. L’enfant qui a cassé le verre regarde, apeuré, l’homme assis à côté de lui, et la main de l’homme se lève et le gifle rapidement, furtivement, presque silencieusement, une punition prompte, habituelle, bien sentie, et secrète.
- Imbécile.
C’est ce que murmure l’homme.
L’enfant baisse la tête et ni l’antiquaire ni Antónia ne réussissent à voir ses yeux, pas plus que l’expression chagrinée de son visage. L’homme assis à côté de l’enfant regarde autour de lui, son regard croise celui de l’antiquaire et celui d’Antónia. L’homme assis à côté de l’enfant sourit à l’antiquaire et à Antónia. Dans le regard de l’homme assis à côté de l’enfant, on peut lire les mots rassurants destinés à ceux qui ont assisté à cette injustice depuis leurs tables proches :
« Ne vous inquiétez pas. »
« Ne vous dérangez pas. »
« Ce n’est rien. »
Dans la salle, tout le monde oublie vite la scène qui vient de se passer. Tout le monde est rassuré, n’est pas dérangé, et croit que ça n’a rien été.
Tout le monde, sauf l’antiquaire et Antónia qui regardent toujours. L’homme à la table à côté, oublieux lui aussi des regards absents des autres, et indifférent à ceux toujours présents de l’antiquaire et d’Antónia, se remet à parler à l’enfant. Il lui dit :
- Tu es toujours aussi stupide. Tu vas voir ce que tu vas prendre à la maison.

Sérgio Luís de Carvalho, Retrato de S. Jerónimo no seu estúdio, Campo das Letras, 2006

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