Lusopholie

Lettres, poésie et musique lusophones

Archive pour septembre, 2007

indifférence

Posté : 16 septembre, 2007 @ 8:02 dans - époque contemporaine, littérature et culture | 3 commentaires »

 

La bonne ville nettoie la partie sale que l’enfer a laissée. Certains cœurs ont été traversés par un métal clair, maudits par ce qui dans la guerre n’est pas inutile : la matière dense et incompatible avec la vie. Le mort se confond avec une partie de l’automne, trois hommes à la voix rauque ou basse soulèvent la masse morte avec les doigts fondamentaux de l’hygiène ; parmi les légères feuilles marron, le corps lui aussi marron, plus lourd. La ville est efficace. Dans le ciel il y a un autre monde impavide.

[...]

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Tout est mensonge. C’est dimanche, et les épiceries de la ville sont ouvertes le dimanche. Il y a encore des poires étonnantes, et la présence physique d’un groupe de pommes dans un cageot surprend ceux qui ont vu la violence que six militaires ont exercée sur ceux qui sont faibles et qui tremblent.
La cruauté est une catégorie de l’intelligence. Ce n’est pas une invention surnaturelle, elle ne pousse pas non plus à partir de substances inscrites dans les végétaux comestibles. La cruauté est une catégorie de l’instinct, oui, mais aussi de l’intelligence, du raisonnement. Comme si c’était une étape du parcours accompli par le cerveau mathématique lorsqu’il prétend résoudre des problèmes numériques. Déduction, induction et cruauté.
Mais ce qui est encore mieux distribué que la cruauté, c’est cette indifférence universelle qui naît du fait que les corps sont violemment séparés même en temps de paix. Les matériaux sont incompatibles et certaines répétitions de noms tentent de masquer l’évidence : il n’y a pas deux matériaux qui portent le même nom.
Une grande partie de la ville a été conquise par cette armée neutre qui n’est pas une armée : l’indifférence. Si tu veux survivre, mets ton courage dans un sac en plastique et attends.

Gonçalo M. Tavares, A Máquina de Joseph Walser, Caminho, 2004

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une gifle

Posté : 5 septembre, 2007 @ 7:25 dans - époque contemporaine, littérature et culture | 3 commentaires »

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*

- Tu viens chez moi ce soir ?
La question d’Antónia réveille l’antiquaire de cette légère torpeur où il était plongé depuis quelques minutes, de cette lente torpeur qu’il apprécie tant après une journée qu’il sent parfaite. Il lui répond :
- Oui.
Leurs deux mains ne se détachent l’une de l’autre que lorsque le garçon revient et dispose devant eux les assiettes fumantes. L’arôme qui les enveloppe, la fumée qui s’interpose entre eux, captivent leurs sens. Avant de s’en aller, le garçon dit :
- Bon appétit.
Tous deux remercient. Et c’est au moment précis et exact où l’antiquaire coupe le premier morceau de son poisson que le bruit proche d’un verre qui se casse les oblige à se tourner vers la table d’où il provient. L’enfant qui a cassé le verre regarde, apeuré, l’homme assis à côté de lui, et la main de l’homme se lève et le gifle rapidement, furtivement, presque silencieusement, une punition prompte, habituelle, bien sentie, et secrète.
- Imbécile.
C’est ce que murmure l’homme.
L’enfant baisse la tête et ni l’antiquaire ni Antónia ne réussissent à voir ses yeux, pas plus que l’expression chagrinée de son visage. L’homme assis à côté de l’enfant regarde autour de lui, son regard croise celui de l’antiquaire et celui d’Antónia. L’homme assis à côté de l’enfant sourit à l’antiquaire et à Antónia. Dans le regard de l’homme assis à côté de l’enfant, on peut lire les mots rassurants destinés à ceux qui ont assisté à cette injustice depuis leurs tables proches :
« Ne vous inquiétez pas. »
« Ne vous dérangez pas. »
« Ce n’est rien. »
Dans la salle, tout le monde oublie vite la scène qui vient de se passer. Tout le monde est rassuré, n’est pas dérangé, et croit que ça n’a rien été.
Tout le monde, sauf l’antiquaire et Antónia qui regardent toujours. L’homme à la table à côté, oublieux lui aussi des regards absents des autres, et indifférent à ceux toujours présents de l’antiquaire et d’Antónia, se remet à parler à l’enfant. Il lui dit :
- Tu es toujours aussi stupide. Tu vas voir ce que tu vas prendre à la maison.

Sérgio Luís de Carvalho, Retrato de S. Jerónimo no seu estúdio, Campo das Letras, 2006

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l’ordre des choses

Posté : 4 septembre, 2007 @ 7:06 dans - époque contemporaine, littérature et culture | Pas de commentaires »

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*

Ce n’est que le lendemain que j’ai eu la curiosité de voir où en était le rat. J’avais vu le matin un grand chat gris qui tournait autour du bassin sans se décider à y entrer. J’ignorais ce qu’il avait finalement fait. C’est pourquoi j’étais curieux de savoir quelle était la situation. Je pariais pour un second rongeur mort. Il n’en était rien. Je ne sais pas comment c’était arrivé, mais près du cadavre en décomposition du premier se trouvait à présent celui d’un moineau. La première explication logique qui me vint aussitôt, c’est que c’était cet animal désespéré au regard triste et pénétrant qui courait de coin en coin qui l’avait attrapé. Je ne sais pas. J’ignore s’il en était capable. Quoi qu’il en soit, l’oiseau était là. Et, avec lui, une prolongation de la vie du prisonnier qui avait mis la main sur une réserve de nourriture tombée du ciel comme une véritable manne, avec son sang chaud, sa chair tendre et savoureuse. Voilà quelle était la situation.
Lorsque, ce matin, je me suis approché de nouveau de la fenêtre de la chambre, j’ai vu qu’un chat jaune et élancé faisait des calculs réitérés pour savoir s’il devait descendre ou non dans la piscine. J’ai observé sa façon de poser les pattes de devant juste au bord, à moitié penché, prêt à sauter… comment il abandonnait et recommençait. Je l’ai supposé décidé à courir tous les risques pour faire sienne une proie si appétissante. J’aurais pu l’aider à passer le pas si je n’avais craint que ma présence ne le fasse fuir. J’ai donc attendu. Je ressentais l’angoisse de son indécision. Il a sauté, enfin il a sauté ! Et j’ai pensé à un « c’est fait », à un « ce n’est pas ton affaire, les choses se terminent comme elles devaient se terminer, naturellement. » Voyez, je me suis mis à penser aux buses et à oublier les chats ! Enfin, tout était dans l’ordre des choses et il n’y avait pas à revenir dessus.

Tucho Calvo, « O gato », in Corazón entre desertos, ed. Ir Indo, Vigo, 2002 (traduit du galicien)

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