La mort du rossignol
Hans Holbein le jeune, Portrait d’Elsbeth Binsenstock… (détail), 1528
Comme j’étais ainsi à regarder où courait l’eau, je sentis bouger la forêt. Je crus à quelque danger, et la peur me saisit, mais regardant par là, je vis que venait une femme, et, posant mes yeux sur elle attentivement, je vis qu’elle était grande, bien faite, avec un visage de dame, de dame du temps jadis.
Toute de noir vêtue, avec sa démarche tranquille et les manières assurées de son corps, de son visage et de son regard, elle semblait digne de respect. Elle s’avançait seule, en apparence si songeuse qu’elle n’écartait pas les branches, sinon quand elles lui barraient le chemin ou lui blessaient le visage. Elle posait ses pieds dans les fraîches herbes, le bas de sa robe traînant sur elles. Et entre quelques pas lents qu’elle faisait, de temps en temps elle reprenait son souffle fatigué, comme si son âme voulait la quitter. Lorsqu’elle arriva près de moi, qu’elle me vit, joignant les mains à la manière d’une femme qui a peur, un instant elle s’arrêta comme si elle avait vu une chose inhabituelle, et moi aussi je me tenais ainsi, non parce que j’avais peur, car son aspect agréable me rendit tout de suite la chose impossible, mais parce qu’il était nouveau pour moi de voir là quelqu’un, alors que je parcourais depuis longtemps, pour mon malheur, ce lieu et toutes ces berges.
Elle ne resta pas longtemps ainsi, car il semble que me voyant aussi telle que j’étais, de bonne manière :
- C’est grande merveille, commença-t-elle en s’adressant à moi, de voir une demoiselle dans ce lieu désert, depuis que mon grand malheur a enlevé au monde mon…
Et, après un long moment, la voix déjà mêlée de larmes, elle prononça :
- fils.
Et puis, tirant de sa manche un mouchoir, elle commença à s’essuyer le visage en s’approchant de l’endroit où j’étais. Et je me levai alors, faisant preuve à son égard de cette courtoisie à laquelle la sienne propre et son apparence m’obligeaient. Et elle :
- Le grand manque d’habitude, me dit-elle, dans lequel je vis depuis longtemps en ce lieu désert, de rencontrer quelqu’un, me fait, Madame, désirer savoir qui vous êtes et ce que vous faites ou avez fait ici, si belle et esseulée.
Moi, je tardais un peu à lui répondre car je n’étais pas sûre, le doute étant en moi, de pouvoir le lui dire, et il me semble qu’elle me comprit :
- Vous pouvez tout dire, me dit-elle, car je suis femme comme vous, et selon ce que je vois de votre apparence, je dois vous ressembler beaucoup, pour ce que vous me semblez être affligée : vos yeux ont beaucoup altéré votre beauté, de loin cela ne se voyait pas.
- Vous m’êtes apparue tout de suite, Madame, de loin, répondis-je, ce que vous êtes de près. Je ne saurais rien vous refuser de moi qui pût vous servir, car votre vêtement comme tout ce que je vois en vous est empli de tristesse, chose à laquelle je suis depuis longtemps soumise, et parce que je peux difficilement cacher l’empire que moi-même à mes longues souffrances j’ai donné sur moi, je ne veux pas me faire prier, mais je devrais plutôt vous remercier de vouloir savoir de moi ce que vous voulez, pour que mon malheur soit au moins entendu une fois.
- Oui, racontez-moi, me répondit-elle, car que je reste ici à vous écouter est encore pour vous une façon de m’obliger, mais vous me paraissez telle, que de vous être obligée je me réjouis même beaucoup.
Pour lui faire plaisir, je dis alors :
- Je suis une jeune fille qui vis sur cette hauteur de l’autre côté de cette rivière depuis peu, et je ne peux plus vivre longtemps. En un autre pays je suis née, en un autre encore très peuplé je fus élevée, d’où je m’enfuis vers celui-ci dépeuplé de tout, si ce n’est des souffrances que j’amenai avec moi, dans cette vallée où courent ces eaux claires que vous voyez ; les grands arbres aux ombres épaisses, douces demeures et séjours des seuls délicieux oiseaux, qui s’étendent sur l’herbe verte et les fleurs qui naissent par ici à leur gré, au bord de cette eau froide, sont tellement en accord avec mes peines, que je passe ici la plus grande partie du temps où le Soleil est maître de la terre. Car, si seule que vous me voyiez, je suis accompagnée. Il y a longtemps que je prends ce chemin, et je n’ai jamais rencontré personne avant vous, aujourd’hui. La grande solitude de cette vallée et de toute la terre alentour m’a fait oser me promener ainsi. Jolie femme, vous voyez bien que je ne le suis déjà plus, et puisque je n’ai pas d’armes pour attaquer, pour me défendre de quoi me serviraient-elles à présent ? Je puis aller partout maintenant protégée de tout, sauf de ma peine, car je ne vais nulle part où elle n’aille après moi. À l’instant encore j’étais ici toute seule, à regarder ce rocher (lui montrant alors comment il contrariait cette eau qui voulait aller son chemin) : Devant mes yeux, sur cette branche qui la recouvre, vint se poser un rossignol qui chantait suavement. De temps en temps on eût dit qu’un autre lui répondait de là-bas, au loin. Alors qu’il était ainsi dans son plus grand chant, il tomba mort dans cette eau, qui l’emporta si vite que je ne pus l’attraper. Il m’en vint un tel chagrin que je me rappelai les autres, qui furent également causés par de grands désastres, et qui m’entraînèrent moi aussi là d’où je ne pouvais déjà plus revenir en arrière.
À ces mots, les larmes me vinrent aux yeux, et je les cachai de mes mains.
- Voici, Madame, ce que je faisais quand vous êtes apparue, et que je fais la plupart du temps, car toujours je pleure ou suis sur le point de pleurer.
Bernardim Ribeiro, Menina e Moça (première édition Ferrare 1554), Mémoires d’une jeune fille triste , Phébus 2003
Li rossignous chante tant
Que morz chiet de l’arbre jus;
Si bele mort ne vit nus,
Tant douce et si plaisant.
Autresi muir en chantant a hauz criz,
Que je ne puis de ma dame estre oïz
N’ele de moi pitié avoir ne daigne.
(Thibaut de Champagne)
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