Lusopholie

Lettres, poésie et musique lusophones

La légende de Frei Gil

Classé dans : - époque contemporaine,littérature et culture — 9 novembre, 2007 @ 7:06

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Sabin Corneliu Buraga, L’amour et le diable

- Mélanger une légende, quelque chose d’imaginaire, avec l’histoire réelle, récente, par-dessus le marché celle du cinéma, qui est une technologie, peut-être discutable.
- Eh bien, je n’ai pas envisagé ça.
- Mais vous pensez que c’est un sujet d’actualité ?
Orlando ébaucha un geste vague :
- L’actualité est une notion subjective. Est-ce que la première guerre mondiale est un sujet d’actualité ?
La journaliste insista :
- Mais pourquoi le mythe de Faust ? Il n’est même pas portugais !
- Ce que je suis en train de tourner n’a rien à voir avec le mythe de Faust.
La journaliste ouvrit un dossier contenant des papiers variés :
- C’est écrit ici dans le dossier que vous avez envoyé à la presse.

Lisant :- « Un épisode de la vie de Saint Frère Gil de Santarém, le Faust portugais… »
Orlando s’énerva :
- Ce n’est pas moi qui ai écrit ça, et c’est faux. Si vous préférez, c’est Faust qui est le Frère Gil allemand.
La journaliste réfléchit quelques secondes, et demanda :
- Vous pouvez m’expliquer un peu mieux ?
- C’est la faute d’Almeida Garrett, qui dans Voyages dans mon Pays a résumé en deux pages l’histoire de Frère Gil de Santarém et l’appelle « notre docteur Faust ». Par la suite beaucoup ont répété ce qu’il avait dit, jusqu’à Théophile Braga qui a composé un long poème pseudo philosophique intitulé : « Frère Gil de Santarém » : il n’a pas résisté à l’appât et l’a désigné comme « une légende faustienne ». C’est exactement le contraire !
- Le contraire ? Vous voulez dire, alors, que votre film n’est pas une légende faustienne ?
- Bien sûr que non ! le docteur Johann Faustus, qui a réellement existé, a vécu en Allemagne au seizième siècle, vous voyez, trois cents ans après notre Frère Gil, c’est la légende de Faust qui reproduit la légende de Gil Rodrigues…


La journaliste était en pleine confusion :
- Gil Rodrigues ? … Ou Frère Gil de Santarém ?
- C’est le même. Gil Rodrigues a aussi existé dans la vie réelle, comme le docteur Faust, mais il a vécu trois cents ans plus tôt, comme je vous l’ai dit, avec la même soif de plaisir et de connaissance, le même pacte avec le diable qu’il s’est engagé à servir pendant vingt-quatre ans, le même parchemin signé de son sang… Comme vous voyez, c’est la légende portugaise qui est à l’origine de la légende allemande !
- Je ne savais pas, avoua-t-elle.
[...]
« Notre humaniste André de Resende découvrit un vieux codex du treizième siècle appartenant au couvent de Saint Dominique, à Santarém, écrit par un contemporain de frère Gil et intitulé Vita, où il put lire les prodiges attribués à la vie miraculeuse du saint, avec de nombreuses citations de cas et de témoignages idoines dûment authentifiés… » Il grimaça un sourire comme s’il venait de boire du vinaigre et reprit : – Mais le Docteur Faust a eu la chance d’être présent dans une pièce du dramaturge anglais Christopher Marlowe, contemporain de Shakespeare, qui avait vu une traduction du Faustbuch datant de 1592 et l’avait mélangée avec l’idée portugaise originale, et, on le sait bien, la moindre petite chose écrite en anglais est déjà à mi-chemin de la célébrité universelle !
Elle rit :
- Ne soyez pas anglophobe comme ça ! Camões et Eça n’ont pas eu besoin d’écrire en anglais pour être mondialement connus. Orlando persiste, accroché à son idée :
- Oui, et comme si Marlowe ne suffisait pas, le génial Goethe s’est emparé de l’histoire du Faust en question et l’a rendu célèbre définitivement. Quant au petit portugais pionnier Gil, comme nous n’avons jamais eu de Marlowe ni de Goethe… il a végété, obscurément, dans l’anonymat du triste marécage lusitanien.
- Et en dehors de la légende ? Il y a un fondement historique à tout ça ?
- Oui. Orlando tira de sa poche un autre papier, assez chiffonné, y jeta un regard de biais et dit : – Gil Rodrigues de Valadares était un jeune gentilhomme dépravé et libertin de la Cour de notre roi D.Sanche Ier, qui alla étudier la médecine à Paris. Là, il se repentit de la vie qu’il menait, il eut une grave crise spirituelle, se fit moine… Frère Gil ! et il vint à Santarém, où il mourut, déjà âgé. Il finit par être canonisé par le pape Benoît XIV : Saint Frère Gil de Santarém. Il froissa les papiers d’une seule main, en un paquet, et fourra le tout dans sa poche.
La journaliste ne désarma pas :
- Vous n’avez pas l’impression que ce thème n’est pas à la mode, que vous fuyez la réalité, avec tous les graves problèmes qui existent actuellement ? La seule fois où Sylvester Stallone a reçu des critiques élogieuses, c’était pour un film où il abordait les problèmes du syndicalisme au Etats-Unis.
- Ma modestie m’empêche de me comparer à Stallone, Les Etats-Unis ont le syndicalisme, le Coca-cola et les Mac Donald, moi, j’ai Saint Frère Gil de Santarém, le Vème empire, Le sébastianisme et les Juifs rôtis par le Saint-office. Je donne ce que j’ai.
- Mais ne pensez-vous pas que c’est de la facilité, de recourir au passé comme prétexte à une allégorie si évidente ? Ou est-ce que vous supportez si mal la réalité en ce moment pour lui tourner le dos de cette manière ?
- Mon film n’est pas allégorique.
- A ce moment arriva l’assistant réalisateur, qui dit :
- Excusez-moi de vous interrompre. Le plan est prêt à être tourné.

António de Macedo, As furtivas pegadas da serpente, Caminho, 2004

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