Famine
La terre, aujourd’hui, ne garde plus trace de la tragédie qui s’y est passée. Comme si un dieu avait effacé, avec sa gomme de nuage, ce trait qui salissait le paysage ; et celui qui parcourt les bonnes routes de terre ou de goudron, en automobile ou en 4X4 de luxe, n’a pas conscience d’un passé où la descente de la montagne vers la mer prenait trois ou quatre jours, surtout en un mois de chaleur si intense qu’en ce mois d’août, qui fut l’un des pires du siècle. Non loin de là, au couvent qui a fait place à une ferme, où presque rien ne subsiste de l’ancien bâtiment, je me souviens des visages souffreteux qui m’ont accueilli lorsque, au début des années soixante, j’ai cherché l’endroit où mon arrière-grand-oncle avait été assassiné. Le cloître était toujours là, avec ses colonnes et ses massifs qui servaient aux moines de lieu de méditation ; mais je n’étais pas entré dans la maison, ignorant s’il resterait quelque chose de l’église et des cellules. Des vases et des pots de fleurs étaient posés ça et là sur les dalles, sous lesquelles reposaient, identifiés par des numéros anonymes, les anciens habitants. Dès ce moment j’ai su qu’un monde était en train de mourir ; mais les apparences laissaient penser que la force du régime pouvait encore entretenir le déséquilibre de la misère que je voyais dans les yeux de ceux qui m’observaient, eux faisant partie des exploités, et moi de la bourgeoisie dominante qui vivait de cette exploitation, et je n’ai rien pu dire qui les conforte dans une espérance qu’aucun d’eux n’avait; ils se contentaient de me fixer avec des visages malades d’une faim larvaire, et sous leur regard, je me sentais un étranger sur ce territoire qui m’était devenu hostile.
Nuno Júdice, L’Ange de la tempête, La Différence, 2006