Lusopholie

Lettres, poésie et musique lusophones

Archive pour novembre, 2007

Estremadura

Posté : 11 novembre, 2007 @ 5:37 dans - époque contemporaine, littérature et culture | 2 commentaires »

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Quand monseigneur le roi jean, premier du nom, fonda dans la ville de Monsaraz le refuge des proscrits, il en parlait comme d’une terre située à « l’extrêmité » et qui par suite de guerre et de peste se dépeuplait. Pour cette raison, il aurait pu se faire que, si une invasion survenait, elle soit perdue par manque de gens, pour le grand dommage de la province et du royaume.
Il fonda alors, ce même roi, dans la ville, un refuge pour deux cents proscrits, augmentant ainsi la population grâce à ces condamnés par la justice, qui, à l’intérieur de mes murailles ou dans mon territoire, trouvaient un lieu où ils étaient libres, jusqu’à ce que se soit écoulé le temps déterminé pour leur rémission.
Que certains de ces réprouvés soient restés dans la ville après la fin des années qui leur étaient assignées n’est pas pour surprendre. Pour qui reconstruit sa vie ailleurs, que signifie le retour, surtout si le temps a passé et si cela veut simplement dire que l’on retourne au lieu de l’ancienne condamnation ?
Or le temps, s’il n’apporte pas l’oubli, apporte au moins l’habitude ; et à l’habitude furent conduits tous ceux de la ville dont ces hommes et ces femmes devinrent les voisins, et quelques-uns mêmes les parents. De cette manière, peu de stigmates se forment, et le peu qui se forme disparaît bientôt. Qui montre du doigt qui d’autre, si l’autre doigt peut le montrer de même, lui ou les siens ?
Ces proscrits devinrent si communs que seule leur arrivée en ville provoquait encore un peu de curiosité.
Il n’en fut pas autrement lorsque, en cette fin du mois de juin dont je vous parle, arriva en ville manuel roiz. Son poids dans cette histoire serait nul s’il n’avait pas été l’unique proscrit à arriver après le début de la construction de la tour. Cela lui conféra le douteux honneur d’éprouver de la surprise pour ce qui était en train de se construire, puisque personne n’aurait pu s’attendre à voir surgir là, dans ce bout du monde, une tour, destinée à abriter une horloge.

Sérgio Luís de Carvalho, As horas de Monsaraz, Campo das Letras, 1997

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Nuit électrique

Posté : 9 novembre, 2007 @ 8:59 dans - époque contemporaine, littérature et culture | 1 commentaire »

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Piet Mondrian, Pommiers en fleurs

C’est une nuit d’apparat. La lune de corail s’élève de derrière la montagne d’os, puis dans l’échancrure des créneaux. Encore des fleurs – toutes les branches fleurissent. On sent, on entend presque, la douleur des arbres, des êtres végétatifs, de devoir se hâter, modifier leur vie lente, éparpillés en tendresse.
- Je l’ai perdue, j’ai perdu la vie ! je l’ai oubliée comme tout le reste. Je l’ai perdue, et deux jours de plus et j’aurais supprimé la mort !
Sous le fluide électrique le jardin passe une nuit blanche. Il tombe de la neige et les premiers boutons s’ouvrent. L’arbre se transforme en un être meurtri et splendide – il se transforme en rêve – en rêve répandu en fleur, en fleurs comprimées les unes derrière les autres par couches successives. Des branches pressées coule de la douleur. Jusqu’aux pierres dont sourd de l’encre. Le rêve coule du jardin comme de l’âme de Gabirou. Ils se risquent et réveillent les choses pourries, les vieilles pierres trompées se mettent à chanter de ce chant triste du crapaud, qui sort de la laideur comme une inutile plainte de malheur. La nuit concave et blanche – glacée – recouvre tout cela avec indifférence. Que ne recouvre pas la nuit ? Quatre murs noirs, au fond remue le rêve. Je perds aussi la notion de la réalité.
- Toutes ces fleurs !
- Pour sa tombe.
Et posant sur moi des yeux étonnés :
- Ce qu’il faut, c’est aller les chercher au fond du désordre, les arracher à l’obscurité, joindre de nouveau les bouches éparses. Ne pas mourir n’est rien : je vais les ressusciter…

Raul Brandão, Húmus, première édition 1907

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La légende de Frei Gil

Posté : 9 novembre, 2007 @ 7:06 dans - époque contemporaine, littérature et culture | Pas de commentaires »

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Sabin Corneliu Buraga, L’amour et le diable

- Mélanger une légende, quelque chose d’imaginaire, avec l’histoire réelle, récente, par-dessus le marché celle du cinéma, qui est une technologie, peut-être discutable.
- Eh bien, je n’ai pas envisagé ça.
- Mais vous pensez que c’est un sujet d’actualité ?
Orlando ébaucha un geste vague :
- L’actualité est une notion subjective. Est-ce que la première guerre mondiale est un sujet d’actualité ?
La journaliste insista :
- Mais pourquoi le mythe de Faust ? Il n’est même pas portugais !
- Ce que je suis en train de tourner n’a rien à voir avec le mythe de Faust.
La journaliste ouvrit un dossier contenant des papiers variés :
- C’est écrit ici dans le dossier que vous avez envoyé à la presse.

Lisant :- « Un épisode de la vie de Saint Frère Gil de Santarém, le Faust portugais… »
Orlando s’énerva :
- Ce n’est pas moi qui ai écrit ça, et c’est faux. Si vous préférez, c’est Faust qui est le Frère Gil allemand.
La journaliste réfléchit quelques secondes, et demanda :
- Vous pouvez m’expliquer un peu mieux ?
- C’est la faute d’Almeida Garrett, qui dans Voyages dans mon Pays a résumé en deux pages l’histoire de Frère Gil de Santarém et l’appelle « notre docteur Faust ». Par la suite beaucoup ont répété ce qu’il avait dit, jusqu’à Théophile Braga qui a composé un long poème pseudo philosophique intitulé : « Frère Gil de Santarém » : il n’a pas résisté à l’appât et l’a désigné comme « une légende faustienne ». C’est exactement le contraire !
- Le contraire ? Vous voulez dire, alors, que votre film n’est pas une légende faustienne ?
- Bien sûr que non ! le docteur Johann Faustus, qui a réellement existé, a vécu en Allemagne au seizième siècle, vous voyez, trois cents ans après notre Frère Gil, c’est la légende de Faust qui reproduit la légende de Gil Rodrigues…

(more…)

Hantée

Posté : 8 novembre, 2007 @ 7:48 dans - époque contemporaine, littérature et culture, Poesie | 2 commentaires »

 

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Rue à Ferragudo (photo CL)

C’est pas si facile
tu sais
Les portes entrouvertes
courants d’air glacials
Les questions moisies
dans le noir
Humide

Et les spectres hostiles

Est-ce que ça va durer
toujours
Les sourires écarlates
qui salivent leur venin
à l’haleine putride
Sordide
Obsédante

Et les spectres hostiles

Puisque l’impuissance
des mots
érodés d’incompréhension
m’aliène à la quête
de la rime parfaite
Almeria
Pour un prénom

Et les spectres hostiles

Je pense aux silences
inébranlables
Au manque incommensurable
L’émotion contenue
Ténue
Ma lutte sans trêves
Mes ombres futiles

Et les spectres hostiles
Leur haleine putride
Dans le noir humide
C’est pas si facile

Marialou (http://marialou.unblog.fr)

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le poème

Posté : 5 novembre, 2007 @ 7:30 dans - époque contemporaine, littérature et culture | 13 commentaires »

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*

On dit souvent que la poésie est intraduisible, et qu’il faut apprendre une langue pour lire un tel poète – Mallarmé, Rilke, Pessoa – Je pose le problème d’un autre point de vue. Dans quelle mesure le poème original n’est-il pas, au départ, une traduction ? En effet quand j’écris et je cherche les mots qui vont composer le poème, ce que je fais est une sorte de traduction d’un texte abstrait, immémorial, dont je connais le sens général, et qu’il me faut mettre dans ma langue. Le résultat, donc, est une transposition de ce texte qui a traversé les âges – et que Mallarmé a essayé de fixer dans son « Livre » – vers ma langue, où il me faut toujours avancer à partir de chaque poème, vers d’autres qui poursuivent ce travail d’écriture de ce qui ne pourra jamais être exprimé dans la page. C’est pour ça que la voix du poète, dans ses lectures, ajoute toujours quelque chose au poème – et nous dit quelque chose qu’on ne trouvera jamais dans une lecture solitaire.
[...]
Et là j’arrive à ce qui me semble être la singularité de l’expression poétique : au-delà d’une musique des mots, elle construit aussi – à un niveau inconscient, probablement, mais pleinement maîtrisé dans la tradition poétique – une musique du sens. C’est cette musique qui subsiste, dans la traduction, et qui permet de garder (même dans la traduction la plus littérale – et je dirais paradoxalement surtout dans la traduction littérale) l’ »esprit » de l’original qui permet au lecteur de remonter jusqu’à cet archétype.
Et je reviens à cette image du couloir de mon enfance, que je traverse, comme le poème, pour arriver à ce miroir qui me restitue l’image du monde, d’un côté, et à ces livres qui m’attendent, de l’autre côté. Le poème est un espace de traversée. On n’y reste pas, on ne s’y repose jamais. C’est pour ça qu’il est lié à la condition humaine et à sa destinée d’errance et d’inquiétude, au-delà des miroirs et des livres.

Nuno Júdice, in « Le poème dans le monde », revue Latitudes, mai 2003

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charme

Posté : 1 novembre, 2007 @ 7:27 dans - époque contemporaine, littérature et culture | Pas de commentaires »

 

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Lorsqu’elle arriva sur le plateau, la vision la troubla tellement qu’elle se laissa tomber à genoux, les bras autour du corps, et entrouvrit les lèvres comme si elle criait.
Mais ensuite un grand calme l’envahit, elle respira profondément, se releva et avança lentement en direction de la maison, comme elle l’avait fait si souvent.
Comme elle l’avait fait si souvent.
Elle entra dans le jardin entouré d’arcades de pierre, presque cachées par le lierre et le chèvrefeuille en fleur. Les camélias très rouges étaient d’une beauté qu‘elle avait presque oubliée, qui la touchait au plus profond d’elle-même. Elle resta immobile un moment sous un très vieil arbre, regardant ses jambes nues entourées de fleurs tombées, sentit que quelques-une étaient tombées dans ses cheveux et glissaient sur le sol. Elle se mit sur la pointe des pieds pour effleurer les boutons blancs d’un magnolia qui commençait à peine à fleurir. Tout à côté il y en avait un autre avec des boutons roses, la sensation des pétales serrés lui fit fermer à demi les yeux, s’évader loin. Sur le rhododendron qui poussait près de la maison les fleurs rouge sang étaient en train d’apparaître.
Elle s’arrêta, pensive, à une certaine distance de la véranda, elle voyait un couloir formé par les arcades blanchâtres, à la peinture un peu passée comme dans le reste de la maison. Ici poussaient des arbustes couverts d’épines, verts et rouges, elle découvrit un ou deux boutons en train de se former. C’étaient des rosiers. Des roses. Et elle voulait connaître l’histoire des roses, celle dont elles rêvaient tout le temps. Elle avait l’intuition que cela avait un rapport avec elle, que si elle connaissait l’histoire des roses…
Cette fois il n’y avait personne sur la terrasse des combles. Un très grand silence envahissait tout, un silence d’oiseaux, d’eau au loin. Le parfum des plantes se mêlait à celui de la terre humide, il y avait des gouttes de rosée sur l’herbe, sur les petites fleurs sauvages qui pointaient partout.
Elle inspira l’air frais et froid, comme au commencement du monde. La maison était très belle, se découpant sur le ciel sombre. Elle l’enveloppa d’un regard comme si elle l’enlaçait. Puis elle se dirigea vers la porte d’entrée.
Cela n’aurait pas de sens de frapper ou d’appeler quelqu’un. Elle ne l’avait jamais fait auparavant. De plus, la porte était entrouverte et elle n’eut même pas besoin de la pousser, son corps svelte se faufila facilement à l’intérieur.
A l’intérieur ça sentait les fleurs et l’encens. Les meubles anciens, massifs, étaient couverts de poussière et les toiles d’araignées s’étendaient en des labyrinthes compliqués. Mais Carla avait toujours aimé les araignées.

Ana Teresa Pereira, (Madère), « Anamnese », in Se eu morrer antes de acordar, Relógio de Água, 2004

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