A perte de vue
Printemps en Alentejo (Photo CL)
si j’étais seul on ne me verrait jamais ici, je resterais tranquillement chez moi (1), il y en a qui viennent là-bas rien que pour voir la plaine, c’est une étendue de terre qui réconforte, ceux de la ville (2) ont tout acheté, comme ce n’est pas loin ils s’évadent vers là-bas, ils se collent dans le ferry et il ne reste plus qu’un peu de bonne route à faire après, je n’ai jamais pu me coller sur le ferry avec la voiture, j’ai peur qu’il s’enfonce avec tout ce poids, j’y suis allé une fois comme passager et ça m’a bien plu de traverser le fleuve, j’avais peur parce que si le ferry coulait je coulais avec, quand j’étais à l’armée j’ai passé treize jours sous l’eau, c’est ce qui m’a le plus fait peur, treize jours à ne voir que de l’eau, ce qui me plaît c’est d’être chez moi, si un jour vous passez par là-bas, il dit le nom de son village [...], qu’il allait souvent par là-bas, après la petite église au bord de la route on arrive en vue d’une étendue de terre dont les yeux ne voient pas la fin, quand c’est le moment des moissons et s’il y a un peu de vent je vous assure que vous n’avez jamais rien vu d’aussi beau, et il y a les champs de lavande, et de tournesols, cria le gamin du siège arrière, le père continua, j’aime aussi la terre qui attend la semence, j’aime mieux la terre que la mer, la mer c’est pour les poissons, quand je serai à la retraite je planterai des oliviers, ce sont les plus beaux arbres que je connaisse, j’ai encore beaucoup d’années à faire avant la retraite mais quand j’y serai je vais planter des oliviers dans un bout de terrain que j’ai là-bas, ou alors, on ne sait jamais comment on sera d’ici dix ans, si ça se trouve je n’aurai plus la force de tenir la bêche, mais quand je serai à la retraite je vais…
Dulce Maria Cardoso, Coeurs arrachés (Campo de sangue) Phébus, 2004
[1] En Alentejo[2] Lisbonne