paradoxes
Gitans à la fontaine (Tissu appliqué d’Evelyne Régnault)
L’histoire de la lutte des classes, cependant, a été à ce propos plus troublante qu’éclairante pour moi. Mon arrière-grand-oncle aurait été un gros propriétaire, exploiteur d’une main d’œuvre pratiquement réduite en esclavage. J’ai connu plus tard les descendants de ces travailleurs, dans la maison de mon grand-père, où ils ne dépassaient pas le seuil pour décharger leurs ânes, sur lesquels arrivaient les légumes et les fruits des terres qu’ils travaillaient, et dont ils tiraient à peine plus du nécessaire à leur quotidien. Les comptes étaient toujours faits de façon à soustraire à leurs poches déjà vides ; et si cela, pour moi, était une contingence de l’époque que rien ne paraissait susceptible de changer, la lecture des Principes élémentaires de Philosophie de Politzer et de La Guerre civile d’Espagne de Hugh Thomas éveillait tout de même mon esprit à une réalité que, dans ma formation bourgeoise, j’équilibrais par les réactionnaires Berdiaef et Sartre, et le Concept de l’Angoisse de Kierkegaard, où le rêve collectif s’anéantissait contre le mur de la méditation individuelle.
Ce qui était paradoxal, alors, dans cette histoire, c’était l’attaque des voleurs – qui auraient été des hommes du peuple, des exploités prenant les armes pour arracher notre pain quotidien des mains des exploiteurs – contre ce propriétaire qui, pour moi, incarnait un rêve de liberté. En effet, un homme qui avait refusé la position institutionnelle du mariage et de la famille, qui assumait sa solitude, contre une société l’ayant en horreur, la regardant comme une excentricité, et ne s’occupait que de voyager dans ses terres – activité qui n’allait produire aucune accumulation de capital pour des héritiers formés en vue de cette exigence de profit – représentait tout ce que j’envisageais à cette époque comme idéal de vie.
A l’inverse, la lecture de ces classiques me faisait considérer ces criminels moins comme des marginaux que comme des êtres organisés selon une pensée visant à détruire l’ordre autoritaire du capital. Ils auraient pu être des héros ; et cette idée était renforcée par le fait que leur dénonciation provenait de gitans, qui, eux, s’intégraient à cet espace de marginalité, notion, à l’époque où j’ai eu connaissance de cette histoire, confortée par le spectacle de leur arrivée au village, les jours de foire – leur campement dans des endroits qui, aussitôt, devenaient objet de suspicion, des allures vestimentaires et un comportement qui échappaient à toutes les normes – et encore plus par leur langue, incompréhensible pour les profanes.
Nuno Júdice, L’ange de la tempête, (O anjo da tempestade), La Différence, 2006
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Je trouve vôtre idée de faire un blog sur cette culture avec les écrivains les poèmes intéressante. Je n’ai pas encore tout vu mais ça me donne envie de continuer à vous lire.
Merci ! Vous êtes le bienvenu. je vais de temps en temps chez vous aussi.
A bientôt.
J’aime lire ces textes.
Bonne fin d’année tous mes voeux pour 2008.
Bises Jacqueline
Dernière publication sur Binicaise : Blog en pause pour une durée indéterminée.