Je veux vivre
- Ce que je veux, c’est recommencer à vivre. C’est cela mon regret. Ce que je veux, c’est recommencer la vie goutte à goutte, jusque dans les plus petites choses. Je n’ai pas remarqué que je vivais et à présent il est tard. Je me sens grotesque. La recommencer par les soirées étourdissantes du printemps et dans la joie de l’instinct. J’ai trouvé tout à l’heure un arbre vermoulu : on l’avait laissé debout, et une seule branche encore verte s’est répandue en fleurs… Puissé-je recommencer la vie ! – Tais-toi ! Il faudra que je m’avoue à moi-même que je n’ai jamais aimé, que je n’ai jamais été soulevé jusqu’au fond du cœur par le désespoir ni par la passion, et que les mots et les règles m’ont pénétré de telle sorte que j’ai passé ma vie à masquer les mots et les règles ? Il faudra que je m’avoue à moi-même que je vais vers la tombe avec dans ma bouche un goût de vulgarité et de poussière ? Je préfèrerais le goût du fiel – celui de la douleur !… – Mais tu as rêvé, imbécile ! – Je rêve. C’est tout ce qu’il me reste dans mes mains désarmées, mes mains que je regarde avec effroi et terreur, des mains de vieux, sinon grotesque, des haillons de grotesque, des restes de grotesque, avec de l’encre dessus ? … Non. C’est vivre qui est bon, vivre avec l’instinct, avec les voleurs et les animaux, les malfaiteurs et les bêtes sauvages, sans penser, sans rêver, sans paroles ni lois, jusqu’à tomber dans un coin, mort et heureux, le ventre en l’air. Ça oui ! Ça oui !… – Combien de fois en avons-nous parlé ! Combien de discussions inutiles ! Combien de désespoirs de ne pas avoir d’issue, à se taper la tête contre le même mur ! Parfois je le soumets : – Tais-toi ! Tais-toi ! Parfois il parle plus fort et c’est lui qui me domine. Je me moque de toi et je m’impose à toi. Tu es ridicule et il n’y a que toi qui oses : il n’y a que toi qui sois heureux parce que tu oses rêver, être toi-même, dire des inconvenances sans foi ni loi. Il n’y a que toi qui n’aies pas de méthode, qui te fermes à double tour à volonté, libre, heureux et méprisé. Dans le fond, je t’envie.
Raul Brandão, Húmus, première édition 1907