Portrait
Elle a servi avec une jupe râpée, les mains sales de faire la vaisselle, une chemise, les usages et six mille réaux de salaire. Elle a lavé, frotté, elle sent mauvais. Elle a servi le désordre, la misère, le rire, qui chemine vers la mort en costume d’apparat et chapeau à plumes sur la tête. Pour conter son histoire d’un bout à l’autre il suffit de dire comment ses mains se sont déformées et couvertes de rainures, de nodosités, de croûtes, comment ses mains se sont mises à ressembler à une écorce d’arbre. Le froid les a gercées, l’humidité y a pénétré, le bois qu’elle a refendu les a durcies. Je l’ai toujours comparée au pommier du verger : il est innocent et utile, ne prend pas de place, et il n’est pas de printemps où il ne donne de la tendresse, pas d’hiver où il ne donne des pommes. La vie l’use, les larmes la corrodent, et elle est là, exactement la même que lorsqu’elle est entrée chez Dona Hermengarda. Elle fait rire et elle fait pleurer. Les enfants l’ont salie – elle a adoré les enfants. Les malades que personne ne veut supporter, Joana les supporte. Personne ne s’étonne – même pas elle – que Joana tienne le coup, et que le matin la trouve debout, à fendre le bois, à allumer le feu, à faire chauffer l’eau. Il y a des être qui ont été crées exprès pour les tâches grossières. A l’intérieur, Joana n’est que tendresse, à l’extérieur Joana est noircie. La même laideur recouvre les pierres. Recouvre aussi les arbres.
C’est une vieille grande et sèche, à la poitrine plate. L’habitude de porter les courses sur la tête l’a redressée comme un étai, l’habitude des longues marches lui a palmé les pieds : la commissionnaire s’appuie sur des bases solides. On dirait un homme avec ses oreilles décollées du crâne et ses yeux innocents de bête. Elle est de ces créatures qui donnent aux autres en échange de leur salaire le meilleur d’elles-mêmes, qui s’attachent aux enfants des autres et pleurent sur tous leurs malheurs. Et par-dessus le marché elles se dévouent corps et âme, supportent les enfants, et quand on les renvoie, parce qu’elle n’ont plus d’utilité, elles se mettent à pleurer dans l’escalier. Il faut l’écorcer – avait dit Dona Hermengarda sévèrement – quand elle était arrivée chez elle. L’écorcer. A la nuit noire elle bat déjà le seuil avec la bâcle, pour l’appeler. – Et le devoir des chiens, c’est de ne pas passer par la porte d’entrée. Mais elle s’accroche. Elle n’a jamais eu d’autre maîtresse comme cette dame. Elle la vénère. Des années après elle dit des coups reçus : – Je les méritais. Il n’est plus besoin de l’appeler : Joana se lève d’un bond, au milieu de la nuit, par nuit noire, et dort avec un œil fermé et l’autre ouvert. Vieille, sotte, elle ouvre de temps en temps les yeux, met son oreille à l’écoute en un mouvement instinctif, dans l’attente d’un ordre imaginaire : elle entend toujours la voix de Dona Hermengarda qui l’appelle.
On comprend mal qu’après une vie entière, cette femme garde intacts l’innocence d’une enfant et l’étonnement dans ses yeux à fleur de visage. Les dégringolades, la faim, le froid de la pauvreté – le pire – et , bien qu’elle soit bosselée, en robe de bure, avec sa fourrure autour du cou, les mains gercées par la vaisselle, elle a quelque chose qui ne s’exprime pas par des mots, un balbutiement, un rire… Elle a mêlé à la vie de la tendresse. Elle y a mêlé sa propre vie. Elle l’a réchauffé de son souffle.
Elle a les mains comme des ceps.
Raul Brandão, Húmus, première édition 1907
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