frictions
Berge du Zambèze
Novembre 1973. C’est à cette époque-là que Demi-Pluie était arrivé dans la région, déjà guerrier d’une autre guerre antérieure à celle-ci, tendu, impatient de tirer, déjà porteur de ce surnom qui lui collerait à la peau toute sa vie. Son groupe était entré par les terres du chef Nhacaroto et avait descendu le fleuve Metamboa, où ils avaient failli être repérés par une patrouille portugaise. Douze combattants, certains très expérimentés (les uns venaient de Katur, d’autres de Capoche), plus huit comrades zimbabwéens qu’il fallait emmener à la frontière de leur futur pays. Il s’était mis à pleuvoir tôt cette année-là, et il avait plu durant presque tout le trajet. Le chef de groupe, le camarade Mandala (Sept-Tirs), était en colère pour deux raisons. Le première, qu’il partageait avec les autres, était cette pluie chaude et persistante qui faisait que les vêtements, fumants, collaient sans arrêt au corps. La seconde était liée aux comrades qui les accompagnaient. Ceux-ci refusaient de quitter leurs bottes alors que l’ordre était de marcher pieds nus afin que leurs traces se confondent avec ceux des paysans et des pêcheurs. Les zimbabwéens disaient qu’ils étaient soldats et que les soldats marchaient toujours avec leurs bottes. Mandala avait débattu intérieurement pendant quelques jours, cherchant quelle attitude adopter. Ils étaient en territoire mozambicain et tant qu’ils n’avaient pas atteint la frontière du Sud ils lui devaient obéissance. Mais, d’un autre côté, ces comrades étaient très obstinés et Mandala ne voulait pas déclencher un conflit qui, dans ces circonstances, pourrait avoir de graves répercussions. De sorte que la décision fut sans cesse ajournée et qu’ils poursuivirent ainsi : les mozambicains pieds nus, les zimbabwéens bottés (ils finiraient par rester comme ça, pense à présent Demi-Pluie, en regardant l’uniforme impeccable du lieutenant Zvobo).
Un matin, (ils voyageaient surtout de nuit, car leur objectif n’était pas de combattre mais de traverser tout ce territoire sans rencontrer de patrouille portugaise ou de troupe rhodésienne, en caleçons et qui visaient bien), ils étaient entrés dans une base près de Panhame. Le groupe était fatigué et trempé. Ils avaient été bien reçus, l’opération semblait presque de routine. Sauf que, bien qu’affamés, les zimbabwéens n’avaient pas aimé la bouillie de maïs qu’on leur avait offerte ; ils avaient même jeté quelques assiettes par terre. La situation était devenue tendue, ils s’étaient tous levés en se regardant dans les yeux, deux demi-lunes affûtées et emboîtées dans la lumière bleue de l’aube. On ne sait toujours pas qui le premier avait sorti un poignard mais, subitement, les reflets gris de l’acier avaient éclaté comme des coups de feu, les coups de feu qu’ils ne pouvaient pas tirer (tirer, ici, serait attirer l’ennemi ; et ceci est une guerre interne, entre camarades, plus petite que la grande guerre qui existe, là-dehors, au-delà des limites de la base). On se serait attendu à ce que les couteaux entament leur travail, ouvrant de rapides sillons dans la peau ou fouaillant l’intérieur des corps, en faisant inutilement jaillir ce sang guerrier. Mais cela ne s’était pas produit. Au contraire, le commandant zimbabwéen, un vrai comrade, s’était retourné, avait fixé un instant le plus vaillant de ses hommes (celui qui détestait le plus la bouillie mozambicaine, celui qui le premier avait jeté son assiette par terre), qui brandissait son long poignard avec véhémence. Et en le fixant il avait dû s’apercevoir qu’il faisait le bravache les jambes ouvertes, bien plantées en terre, car il en avait profité pour assener un violent coup de pied dans les parties vulnérables du fanfaron qui lui avait fait lâcher son arme et tomber plié en deux, les joues gonflées mais sans émettre le moindre son. Mandala, toujours préoccupé par le problème des décisions à prendre, cette fois-là n’avait pas été obligé d’en prendre une. La commandant zimbabwéen l’avait prise pour lui, et sagement, car ils étaient de nouveau tous camarades, les hôtes soulagés et les invités embarrassés. Mandala avait même pensé à profiter de l’occasion pour faire déchausser tout de suite les comrades, histoire de remettre les choses à leur place, mais il avait fini par trouver que ce serait peut-être excessif de leur imposer deux humiliations (sans oublier que les comrades étaient nerveux, car ils s’apprêtaient à traverser la frontière et à entrer dans l’enfer qui leur était destiné). De sorte qu’il avait laissé les choses en l’état, et que le reste de la mission s’était déroulé sans incident.
João Paulo Borges Coelho (Mozambique) As duas sombras do rio, Caminho, 2003
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