Lusopholie

Lettres, poésie et musique lusophones

Archive pour août, 2008

Presque une nature morte

Posté : 14 août, 2008 @ 9:21 dans - époque contemporaine, littérature et culture, Poesie | 2 commentaires »

 

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Peinture de Jota Braz, 2003

Le bras d’un fleuve qui se détache de la berge, les branches
prolongent, dans l’eau, la nostalgie de la terre. La pureté
de la lumière ne traverse pas la surface pour se perdre
dans un fond où l’on ne devine pas (là, où le courant
fait sauter l’écume du centre, personne ne s’aventure
- même si les pierres séparent le cours blanc
des eaux). « Qu’est-ce que c’est ? », demandes-tu. La parabole
capitale de ta vie coupée en deux, comme s’il n’y avait pas
une direction unique qui se poursuit jusqu’à
la fin. « Même pas l’amour ? » Pourtant, le soir amène
le froid, la vision transparente des monts, et même
le chant des oiseaux semble plus net, comme si
aucune autre vibration ne l’influençait. Je respire
avec toi la connaissance de la réalité bien qu’elle
passe par la découverte d’une autre vie, par le contact
entre deux solitudes, ou simplement par une brève
hésitation avant que les lèvres ne se touchent, entraînant
l’un et l’autre à passer sur l’autre rive – la plus abstraite,
celle qui sépare seulement un corps d’un autre corps et,
encore, définit les limites entre la raison et le sentiment.

Nuno Júdice, Teoria geral do sentimento, 1999

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conversation au désert

Posté : 12 août, 2008 @ 9:19 dans - époque contemporaine, littérature et culture | Pas de commentaires »

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C’était un voyage monotone et apparemment long. Pour me secouer d’une certaine somnolence, j’ai dit, à voix suffisamment haute:
- Aujourd’hui le ciel est trop vert.Mais personne n’a réagi. Ma conclusion, ou ma simple observation, avait paru tout à fait normale. Au bout d’une quinzaine de minutes, j’ai répété:
- En fait, ce vert du ciel n’est pas naturel.- Je ne trouve pas, a contré une dame, assise devant moi.
A partir de là je me suis désintéressé de la conversation et je ne me suis réveillé que lorsque j’ai entendu quelqu’un dans un lieu désert – une voix sage, sans passion:
- Il n’est d’autre but dans la vie que le chemin. C’est le chemin qui domine toutes nos autres actions. Hors de lui, point de salut. Il nous faut être attentifs et ne pas perdre de vue le sentier qui nous conduit au vrai chemin. C’est seulement après que nous pouvons nous fondre en lui et trouver le véritable sens de la longue marche.
- Il n’y a que le parfum des fleurs qui puisse se fondre dans le chemin, mais notre esprit… ai-je tenté d’objecter.
- Rappelez-vous l’œuvre de la vermoulure – assimiler le chemin en tant que connaissance du centre du monde, total et unique possible. Le détour n‘est ni direction ni mouvement – à peine manque de matière, absence d’imagination, si vous voulez. Il faut assimiler le chemin parcouru pour se débarrasser de lui et se situer dans un présent libéré du passé et des préoccupations de l’avenir.
- Vous avez déjà vu la vermoulure, personnellement? Je parie que celle contre laquelle j’ai collé mon oreille n’est pas en bois véritable. C’est un produit synthétique.
- Je reconnais que je n’en ai jamais vu, a -t-il répondu avec modestie et pondération. Mais je l’ai toujours imaginée clairement et mon expérience a confirmé de nombreuses fois cette vision: la vermoulure est le chemin parcouru, la vermoulure et le chemin sont une seule et même chose. Il ne serait jamais possible de trouver la vermoulure au milieu du chemin puisque ni ce qui bouge ne serait la vermoulure, ni le reste ne serait le bois.
- Vous parlez comme un sage. Mais cette idée commence à me ronger un peu trop vite. Elle ne me laisse pas suivre mon chemin.
Je me suis levé et je l’ai laissé avec un petit morceau de bois en plastique collé à l’oreille. Il l’écoutait avancer, deviner le chemin parfait: sans vermoulure, sans bois et sans mouvement. Ensuite (j’ai dû marcher au moins un quart d’heure), j’ai regardé en arrière et j’ai vu mon interlocuteur toujours immobile, à écouter – c’était une pierre énorme qui de loin ressemblait à une silhouette humaine assise. Le seul mystère, c’est de savoir comment j’ai été capable de voir de si près cette figure humaine. Le reste, qu’elle m’ait raconté la grande vérité au sujet du chemin, c’est le plus facile.

Dimíter Ánguelov, Nevoa com flor azul no meio, Colibri, 1999.

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bon ou mauvais juge

Posté : 11 août, 2008 @ 9:18 dans - époque contemporaine, littérature et culture | Pas de commentaires »

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Le bon juge et le mauvais juge, XIVème siècle (musée de Monsaraz, ancien hôtel de ville et tribunal)

Si pour tous les hommes le bonheur est affaire de moments, je vous dirai que cet après-midi-là il avait été heureux. Puis, lorsqu’il s’était trouvé face à l’autre réalité plus occulte, ce moment avait passé, avait fondu, comme un cierge dans un bougeoir. Mais il ne se plaignait pas, car il n’était pas fait pour cela. Il était fait pour changer ce qui méritait de l’être, et pour se résigner à ce qu’il était inutile de changer. Et sa suprême intention en tant que juge était d’avoir assez de sagesse pour faire la distinction. S’il en était capable il serait un bon juge ; sinon, il en serait un mauvais.

Il s’arrêta au milieu de la salle du tribunal pour observer la peinture qui se trouvait contre le mur. Un grand tableau. En face de lui, il voyait deux juges. A sa gauche était assis le bon juge vêtu de bleu ciel, et son visage était noble comme celui de la justice ; c’est avec cette justice qu’il gouvernait et rendait un jugement aux deux hommes qui le lui avaient demandé ; de chaque côté de sa tête deux anges lui parlaient et guidaient sa pensée et sa voix. A la droite de Luís de Castro se trouvait le mauvais juge, vêtu d’orange et de blanc. Celui-ci avait deux visages, l’un tourné de côté avec lequel il dictait la loi, et l’autre tourné du côté opposé et souriant aux perdrix qu’un paysan lui mettait autour du cou pour le suborner. Deux démons murmuraient à ses oreilles, et lui-même serait aussi un démon, si en l’observant bien attentivement nous savions en reconnaître sur lui les signes et les vices.
C’est à cause de ce juge corrompu si opposé à l’autre que la création était aussi inégale, non en art ni en talent, mais par la dignité que montraient les deux juges, dignité très inégale en vérité. Dieu surplombait ce vaste ensemble, assis sur son trône, vêtu d’un manteau écarlate et la tête couronnée, dieu, le juge suprême qui gouverne le monde. Des anges et des hommes l’entourent, et il observe.
Tout en regardant Luís de Castro se demande auquel des deux juges il ressemble le plus. Ne croyez pas qu’il y ait dans ce doute de l’inconscience, car il sait bien qu’il n’est pas nécessaire d’avoir deux visages et de recevoir des cadeaux pour être un mauvais juge. En voyant la ville se diviser sous ses yeux à cause de lui ; en se voyant lui-même désirer et avoir toujours présente en son cœur une femme qui ne lui appartenait pas, comment ne pas douter ? L’amour qu’il avait pour les deux – la femme et la ville – pouvait-il justifier tout ce qu’il faisait par désir ? Le destin l’avait-il appelé pour s’obstiner dans le chemin choisi et continuer à le suivre sans savoir si son choix et son obstination était bons ?
S’obstiner dans le doute comme si ce doute était une certitude, c’est le sort de ceux qui cherchent la vérité en doutant.

Sérgio Luís de Carvalho, As horas de Monsaraz, Campo das Letras, 1997

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