Lusopholie

Lettres, poésie et musique lusophones

Archive pour octobre, 2008

la pêche miraculeuse

Posté : 31 octobre, 2008 @ 8:00 dans - époque contemporaine, littérature et culture | 6 commentaires »

la pêche miraculeuse dans - époque contemporaine Konrad_Witz._The_Miraculous_Draught_of_Fishes._1444._Oil_on_panel._Musee_d_Art_et_d_Histoire_Geneva_Switzerland.jpeg

Konrad Witz, La pêche miraculeuse, peinture sur bois, 1444.

Konrad reste immobile au bord du lac. Le soleil, trop chaud pour ce mois d’octobre suisse, tape sur son visage et l’amollit. Il s’assoit et laisse la chaleur baigner ses paupières closes. Un instant, la phtisie, les pêcheurs, Gex, les remugles d’huiles et de vernis, l’atelier, le Rhône, le physicien de l’Hôpital de La Vallée, Genève, la maison de la Charrue, Bâle, la corporation, le retable inachevé, et même jusqu’au bord du lac proche, tout lui paraît lointain et étranger. Après sa nuit d’insomnie et la souffrance qui lui meurtrit l’âme, Konrad se laisse emporter par la torpeur et s’endort sur le sable du Léman.
Il se réveille une heure plus tard, avec une phrase dans la tête, qui le poursuit. Ses yeux mettent du temps à s’habituer à la lumière ; non qu’elle soit très forte, non, ce sont les eaux du lac qui lui semblent un immense miroir. Konrad passe la langue sur ses lèvres sèches, essuie le sable que le vent léger a collé sur son visage, la phrase lui trotte dans la tête, on dirait un murmure dans une langue étrangère. A quelques pas de lui, une silhouette. C’est un gamin dont la chemise rouge est en loques. En regardant mieux, il remarque ses cheveux soulevés par la brise ; immobile, l’enfant observe la vieille ville sur l’autre rive. Konrad dirige son regard vers elle. Un bateau de pêche est arrêté au milieu du lac. L’un des pêcheurs rit, pendant que l’autre jette le filet.
Peut-être les yeux d’un peintre sont-ils différents, ou peut-être cherchent-ils simplement ce qu’on leur a appris à découvrir.
Et, à ce moment, Konrad voit.
Il trouve enfin ce qu’il cherchait, et même la phrase tout à l’heure si indistincte lui apparaît claire, comme un rêve interrompu dont on se souvient nettement au réveil :
« Jetez le filet du côté droit de la barque, et vous trouverez. »
Et le tableau se forme lentement devant lui.
Les pêcheurs jettent le filet; les cheveux du gamin volent, soulevés par la brise; Jean n’est pas présent, comme dans le rêve qu’il a fait à l’aube, mais il voit le château de l’Ile à droite ; au fond, le Petit Salève, au centre Le Môle et les arbres des Voirons un peu plus loin. Konrad, enfin, se lève ; et il observe, et fixe, et comprend. Ce n’est pas un éclair foudroyant envoyé par quelque muse antique qui l’atteint, une chose subite et retentissante, un moment où il est isolé du monde. Il y a un ordre très ancien en ces matières, un chemin de travail tracé depuis longtemps. Konrad a toujours su qu’il trouverait ce qu’il cherchait, cela a toujours été. Il ne s’agit pas ici de muses, mais d’effort.
Tout près, les pêcheurs rient, car le filet est plein et bien garni, la pêche a été bonne ce matin, miraculeuse, diraient certains ; le gamin aux cheveux agités par la brise tourne la tête vers Konrad, juste à côté. Et il reconnaît Gex, l’enfant qu’on surnomme « le boiteux ».

Sérgio Luís de Carvalho, O Retábulo de Genebra, Campo das Letras, 2008

La présentation du livre aura lieu demain 1er novembre à Lisbonne.

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Lisbonne, femme-enfant…

Posté : 30 octobre, 2008 @ 7:24 dans musique et chansons, Poesie, vidéos documentaires | Pas de commentaires »

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Carlos do Carmo Lisboa, menina e moça 

Brises

Posté : 29 octobre, 2008 @ 6:05 dans - époque contemporaine, littérature et culture | 5 commentaires »

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La faim était si grande que les gens commencèrent à déshabiter leur corps, à la recherche de nourritures plus faciles. Voici comment ils procédaient : sans en avoir l’air, ils laissaient leur faible dépouille contre un mur d’adobe, ou alors simplement où elle se trouvait, étendue sur l’herbe sèche ou la terre battue. Ensuite, d’un brusque sursaut, ils s’absentaient pour une transportation aérienne, tout comme le vent. Ainsi pouvaient-ils s’alimenter de pollen, de la partie comestible des poussières, et même de la surface immobile des mares. Repus de vide, ils revenaient, prolongeant leur survie. Quand on les trouvait ainsi, creux d’eux-mêmes, les humanitaires les supposaient cadavres, sans âme. Mais ce n’en était pas. Plus d’une fois les opérations funéraires sur un corps furent suspendues, à cause du retour subit de son légitime habitant, revenu à la vie et rénové par ces gazeuses transfusions. En plus de ces avantages évidents, le procédé permettait aussi d’abuser les balles et les éclats de métal, et encore bien davantage toutes les armes coupantes, javelots ou armes de poing, et même de traverser les lignes ennemies. Le seul désavantage, quelquefois très grave, était le déplacement d’air qui, dans le cas de l’explosion d’une bombe ou de mines, pouvaient envoyer très loin de leur enveloppe charnelle les promeneurs éthérés, ne leur laissant pas l’opportunité de revendiquer à temps leur statut de vivants. Dans ce cas les rebuts d’os et de peau allaient à la fosse commune, rendant difficile sinon presque impossible le retour des âmes errantes à leurs adresses respectives. Un autre danger, qui affectait surtout les tout-petits, était d’être aspirés d’un seul coup par un poumon étranger de visiteur bien nourri, et de s’y accommoder sans plus d’envie de retourner dans l’air raréfié.

 

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La revenante

Posté : 29 octobre, 2008 @ 8:04 dans - époque contemporaine, littérature et culture | Pas de commentaires »

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Un moulin à eau dans la Serra de Monchique

- Ça me tue, il faut que je le dise : depuis le jour où j’ai vu Virgolina morte, je n’ai jamais cessé de la voir vivante. C’est elle qui me rend fou, je ne sais plus ce que je fais…
Il cracha sur le côté, mit les mains au fond de ses poches, et prit la porte.
Lentement, les autres posèrent les cartes. L’un d’entre eux les rassembla et, absorbé, se mit à les battre. Tous étaient silencieux. Ils ne se regardaient pas.
A partir de là, honteux de le dire, mais obligés de le faire, ils commencèrent, un à un, à voix basse et sur un ton de confidence, à se révéler les uns aux autres le secret qui leur appartenait à tous.
- Il n’y a pas que le Zé d’Aurora qui voit des choses : moi aussi je suis ensorcelé… Virgolina ne me laisse pas en paix.

Et pendant qu’ils se libéraient de leur souci constant, ils se sentaient un peu soulagés du mal qui faisait d’eux des frères. Petit à petit, ils racontèrent que, depuis le jour où ils l’avaient vue nue, au bord de l’aire, derrière la maison, ils n’avaient cessé de la sentir leur collant à la peau, leur emplissant les veines, les rendant fous de désir. Ils la voyaient partout.

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Sortilège

Posté : 28 octobre, 2008 @ 9:35 dans - époque contemporaine, littérature et culture | 4 commentaires »

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Scène de village en Algarve, détail (tissu appliqué d’Evelyne Régnault)

Si, la nuit précédente, elle [Zinga Cristina] avait attaché de l’importance au reportage de la RTPI, elle aurait peut-être pu imaginer ce qui était en train de se passer dans l’esprit de son nouvel amant portugais. Mais elle n’écoutait que les nouvelles de Globo, lesquelles, dit-on, sont moins fantaisistes que les journaux de la presse lusitanienne en ce qui concerne l’Angola. Ce qui s’était passé, c’est que Joaquim Manuel da Silva, on ne peut plus perturbé par le reportage auquel il avait assisté la veille, s’était dirigé, tôt le matin, vers le consulat portugais de Luanda, pour demander au fonctionnaire qui l’avait reçu si par hasard il savait quelque chose de l’arrivée imminente en Angola d’un groupe de femmes portugaises qui venaient chercher leurs maris. Il avait posé la question exactement comme ça, tout d’un coup et quasiment sans respirer, avant d’avoir le temps de regretter son initiative. Pris au dépourvu, le fonctionnaire eut besoin de quelques secondes avant de tenter de répondre.
- Quoi ? Des femmes ? Quelles femmes ? Et, dites-moi un peu, où sont les maris de ces femmes ? commença-t-il, comme s’il prenait son élan en vue d’une réponse plus articulée. La vérité, pourtant, c’était qu’il n’avait absolument aucune idée de ce dont ce type à l’air hagard était en train de parler.
Joaquim comprit.
- OK, dit-il, j’ai dû me tromper…
Toutefois, il ne renonça pas.

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Saudades de Luanda

Posté : 28 octobre, 2008 @ 8:53 dans - époque contemporaine, littérature et culture, musique et chansons | 6 commentaires »

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Groupe Irmãos Verdades

Demain je vais chanter pour que tout le monde entende
que j’ai encore de l’espoir. Je vais rêver, je vais sourire, je vais danser
Et exprimer tous mes regrets.
Demain je vais parler pour que tout le monde se souvienne
que j’ai beaucoup de regrets
et pour ne plus pleurer, je veux rentrer à Luanda.
J’ai quitté ma famille, j’ai quitté mon pays aussi,
j’ai des regrets et des souvenirs.
Et pour ne plus pleurer, je vais danser avec toi,
Viens rêver avec moi, ah ! que c’est bon.
Ah ué saudades, saudades de Luanda.

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le mystère de l’arbre

Posté : 23 octobre, 2008 @ 8:05 dans - époque contemporaine, littérature et culture | Pas de commentaires »

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Arbre sous le gel © CL

Il était sec et ébranché, ses fruits étaient des cadavres ou des corbeaux. Personne ne se souvenait de l’avoir vu porter des feuilles ni des fleurs, cet arbre énorme qui depuis des siècles servait de gibet : personne ne s’allongeait à l’ombre de lui, et même le soleil fuyait de l’arbre raide et épouvanté qui depuis des siècles servait de gibet.
Devant se trouvait le Palais royal, construit dans un bloc de pierre noire, et il n’y avait que le Roi, d’âme égale à son âme nue et tragique, qui s’était mis à l’aimer, l’arbre triste qui depuis des siècles servait de gibet.
Quelle maladie étrange, lente mais obstinée, tuait le Roi ? … Il n’aimait que les crépuscules, les agonies de la lumière, le passé, et la foule silencieuse venait le voir, à la fin de l’après-midi, la tête appuyée à la vitre de la fenêtre, le regard fixement posé sur les eaux vertes et boueuses et sur le spectre de l’arbre dressé devant le Palais. Tout ce qui était vivant s’était enfui de lui, car le Roi faisait punir l’amour et la jeunesse, et dix lieues à la ronde le pays avait été ravagé par ses guerriers brutaux. Il avait fait tout brûler, tout dévaster dans son royaume. Pas une feuille, pas un oiseau, pas un signe de vie. Ne restait debout que l’arbre, depuis des siècles raide et épouvanté, l’arbre maudit qui pendant son règne servait de gibet. Dans le silence tumulaire du Palais les pas du Roi résonnaient par les corridors déserts, lents ou précipités, selon la pensée tenace qui le dévorait, usant peu à peu les grandes dalles du sol. Il ne pouvait pas aimer. Ni la volupté, ni l’idéal, ni l’amour, ni la chair laiteuse des femmes ; tout lui était interdit. Heure après heure on entendait dans le Palais les pas du Roi malade, toute la nuit, tout la nuit à faire des rondes…
Et voilà qu’arriva le Printemps et tous les arbres, au-delà du territoire désolé, frissonnèrent et se couvrirent de fleurs. Des papillons nés de leur haleine s’accouplaient dans l’azur, et deux vagabonds amoureux, venus de pays de légendes, entrèrent et se perdirent, sur cette terre blessée, elle drappée dans la paille de ses cheveux blonds, lui svelte et heureux, prisonnier de son regard à elle. Ils étaient pauvres. Et ainsi, à peine vêtus, ils arrivaient enlacés avec le Printemps, couvrant la terre désertique sur laquelle ils marchaient de vie et d’amour. Ils étaient pauvres et heureux. Des fleurs voletaient sur leur nudité, et les pommiers des vergers clos poussaient leurs branches par-delà les murs, exprès pour les voir passer.

 

 

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Une fable

Posté : 20 octobre, 2008 @ 8:35 dans - moyen âge/ XVIème siècle, littérature et culture | 5 commentaires »

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On raconte qu’un laboureur avait semé du lin dans un champ. Et que l’hirondelle, voyant cela, fit rassembler tous les oiseaux qu’elle put trouver et leur dit :
- Voyez-vous ce lin qui est semé ici ? Il sera le motif de notre mort. Efforcez-vous de détruire la semence avant qu’elle naisse, car ce paysan veut faire de ce lin des filets et des lacets pour nous attraper ; je le sais parce que je dors dans sa maison et que, comme il ne fait pas attention à moi, je l’ai entendu le dire.
Et les autres oiseaux la prirent pour une folle et se moquèrent d’elle.
Après quelque temps, le lin se mit à pousser. Et l’hirondelle rappela les oiseaux et leur dit que, puisqu’ils n’avaient pas voulu manger la semence, ils devaient à toute force écraser les pousses avec leurs pattes avant qu’elles ne croissent davantage. Et les autres oiseaux se moquèrent d’elle à nouveau et refusèrent de le faire.
Lorsque le lin fut grand, le laboureur en fit des filets et des lacets et attrapa beaucoup d’oiseaux. Alors ceux-ci se souvinrent du conseil de l’hirondelle et dirent :
- Malheureux que nous sommes ! Nous n’avons pas voulu croire le bon conseil de l’hirondelle !
Dans ce conte le sage nous enseigne que nous serons prévenus du temps qui viendra et que nous ne devons mépriser le bon conseil de quiconque, aussi petit fût-il ; et aussi que nous ne devons jamais être sûrs de ce qui est dangereux ou inoffensif, car ceux qui sont trop confiants se trompent quelquefois.

Fable XLVIII du manuscrit Fabulae Aesopi in linga lusitana, publié par José Leite de Vasconcelos dans la Revista Lusitana, vol. VIII et IX (1903-1906)

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