Brises
La faim était si grande que les gens commencèrent à déshabiter leur corps, à la recherche de nourritures plus faciles. Voici comment ils procédaient : sans en avoir l’air, ils laissaient leur faible dépouille contre un mur d’adobe, ou alors simplement où elle se trouvait, étendue sur l’herbe sèche ou la terre battue. Ensuite, d’un brusque sursaut, ils s’absentaient pour une transportation aérienne, tout comme le vent. Ainsi pouvaient-ils s’alimenter de pollen, de la partie comestible des poussières, et même de la surface immobile des mares. Repus de vide, ils revenaient, prolongeant leur survie. Quand on les trouvait ainsi, creux d’eux-mêmes, les humanitaires les supposaient cadavres, sans âme. Mais ce n’en était pas. Plus d’une fois les opérations funéraires sur un corps furent suspendues, à cause du retour subit de son légitime habitant, revenu à la vie et rénové par ces gazeuses transfusions. En plus de ces avantages évidents, le procédé permettait aussi d’abuser les balles et les éclats de métal, et encore bien davantage toutes les armes coupantes, javelots ou armes de poing, et même de traverser les lignes ennemies. Le seul désavantage, quelquefois très grave, était le déplacement d’air qui, dans le cas de l’explosion d’une bombe ou de mines, pouvaient envoyer très loin de leur enveloppe charnelle les promeneurs éthérés, ne leur laissant pas l’opportunité de revendiquer à temps leur statut de vivants. Dans ce cas les rebuts d’os et de peau allaient à la fosse commune, rendant difficile sinon presque impossible le retour des âmes errantes à leurs adresses respectives. Un autre danger, qui affectait surtout les tout-petits, était d’être aspirés d’un seul coup par un poumon étranger de visiteur bien nourri, et de s’y accommoder sans plus d’envie de retourner dans l’air raréfié.
Et ils s’évanouissaient ainsi en une fin sans gloire, quand le propriétaire changeait d’air dans des avions climatisés, ou empoisonnait leurs faibles résistances avec de la nicotine ou de la fumée noire de véhicules polluants. Les incendies non plus ne leur étaient pas favorables, ni à eux ni aux plus âgés, parce que bien que la fumée épaisse ne se confondît jamais avec leurs effluves organiques, ils revenaient parfois affligés d’une toux obstinée et tenace qui perturbait le diagnostic de ceux qui se sentaient investis de la mission de les sauver, ce qui les isolait de la vie commune. Mais tout ceci était bientôt compensé, par exemple, par leur nouvelle relation avec les moustiques infectés de fièvres des marécages, qui ne pouvaient rien faire que bourdonner leur impuissance, provocant chez eux de douces et presque agréables vibrations…
Comme on peut le voir, le bilan de ces transmutations régulières était franchement positif et leur conférait même le statut littéraire (qu’ils ignoraient bien évidemment) d’êtres d’une insoutenable légèreté. Pour eux, pourtant, rien n’avait plus de valeur dans cette périodique abstraction d’eux-mêmes que la garantie illimitée de pouvoir rendre plus dense le bleu du ciel, influencer l’effilochage des nuages ou réguler la circulation des brises qui leur rendaient le secret orgueil de jouer enfin un rôle irremplaçable dans la construction de la beauté et de l’éclat de ce monde si merveilleux qui est le nôtre.
José Mena Abrantes, (Angola) Caminhos des-encantados, Caminho, 2000
5 commentaires »
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Mes impressions se confirment à chaque nouvel extrait: j’aime beaucoup l’imaginaire de José Mena Abrantes.
texte étonnant et beau ; l’insoutenable légéreté de l’être qui devient salvatrice…Amitiés à toi
C’est tout l’art de l’écrivain… faire passer l’horreur sous une forme acceptable.
Amicalement,
lusina
kundera
l’insoutenable légèreté de l’être humain
c’est bien écrit et très prenant ton roman je ne connais pas bien
mais maintenant un peu …
plein de bisous
jade
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Merci, Jade, ce n’est qu’une nouvelle courte, un auteur angolais qu’on ne connaît pas en France, alors un petit bout, c’est mieux que rien…