la pêche miraculeuse
Konrad Witz, La pêche miraculeuse, peinture sur bois, 1444.
Konrad reste immobile au bord du lac. Le soleil, trop chaud pour ce mois d’octobre suisse, tape sur son visage et l’amollit. Il s’assoit et laisse la chaleur baigner ses paupières closes. Un instant, la phtisie, les pêcheurs, Gex, les remugles d’huiles et de vernis, l’atelier, le Rhône, le physicien de l’Hôpital de La Vallée, Genève, la maison de la Charrue, Bâle, la corporation, le retable inachevé, et même jusqu’au bord du lac proche, tout lui paraît lointain et étranger. Après sa nuit d’insomnie et la souffrance qui lui meurtrit l’âme, Konrad se laisse emporter par la torpeur et s’endort sur le sable du Léman.
Il se réveille une heure plus tard, avec une phrase dans la tête, qui le poursuit. Ses yeux mettent du temps à s’habituer à la lumière ; non qu’elle soit très forte, non, ce sont les eaux du lac qui lui semblent un immense miroir. Konrad passe la langue sur ses lèvres sèches, essuie le sable que le vent léger a collé sur son visage, la phrase lui trotte dans la tête, on dirait un murmure dans une langue étrangère. A quelques pas de lui, une silhouette. C’est un gamin dont la chemise rouge est en loques. En regardant mieux, il remarque ses cheveux soulevés par la brise ; immobile, l’enfant observe la vieille ville sur l’autre rive. Konrad dirige son regard vers elle. Un bateau de pêche est arrêté au milieu du lac. L’un des pêcheurs rit, pendant que l’autre jette le filet.
Peut-être les yeux d’un peintre sont-ils différents, ou peut-être cherchent-ils simplement ce qu’on leur a appris à découvrir.
Et, à ce moment, Konrad voit.
Il trouve enfin ce qu’il cherchait, et même la phrase tout à l’heure si indistincte lui apparaît claire, comme un rêve interrompu dont on se souvient nettement au réveil :
« Jetez le filet du côté droit de la barque, et vous trouverez. »
Et le tableau se forme lentement devant lui.
Les pêcheurs jettent le filet; les cheveux du gamin volent, soulevés par la brise; Jean n’est pas présent, comme dans le rêve qu’il a fait à l’aube, mais il voit le château de l’Ile à droite ; au fond, le Petit Salève, au centre Le Môle et les arbres des Voirons un peu plus loin. Konrad, enfin, se lève ; et il observe, et fixe, et comprend. Ce n’est pas un éclair foudroyant envoyé par quelque muse antique qui l’atteint, une chose subite et retentissante, un moment où il est isolé du monde. Il y a un ordre très ancien en ces matières, un chemin de travail tracé depuis longtemps. Konrad a toujours su qu’il trouverait ce qu’il cherchait, cela a toujours été. Il ne s’agit pas ici de muses, mais d’effort.
Tout près, les pêcheurs rient, car le filet est plein et bien garni, la pêche a été bonne ce matin, miraculeuse, diraient certains ; le gamin aux cheveux agités par la brise tourne la tête vers Konrad, juste à côté. Et il reconnaît Gex, l’enfant qu’on surnomme « le boiteux ».
Sérgio Luís de Carvalho, O Retábulo de Genebra, Campo das Letras, 2008
La présentation du livre aura lieu demain 1er novembre à Lisbonne.