Histoire de crayon
- Tu sais ce qui m’arrive ?
Reginaldo se jeta sur le canapé, l’air soucieux à l’extrême.
[...] Je m’assis sur le vieux fauteuil, bien à l’aise, et lui répondis que non.
- Le crayon, c’est ce que je te dis, expliqua-t-il en se frappant le genou.-
Le crayon ? Quel crayon ? demandai-je, avec le délicat étonnement de qui n’a rien à voir avec l’histoire.
- Oui, le crayon, au bureau. Il est bientôt fini. Qu’est-ce que je vais faire, maintenant, tu peux me le dire ?
Je ne répondis rien, évidemment, et j’allai préparer deux boissons fortes, ce qui paraissait s’imposer.
Quand je revins, Reginaldo eut l’air soulagé. Il but une gorgée ambitieuse, posa avec précaution son verre sur la table basse, poussa un soupir qui évoquait un rugissement et poursuivit sa laborieuse explication.
- Au bureau c’est comme ça, j’ai déjà dû te le raconter. Un crayon par mois, c’est tout. Voilà. D’ailleurs, jusqu’à maintenant, je m’en suis contenté. Mais ces derniers temps les crayons s’usent à une vitesse folle. Du moins les miens. Tu n’imagines pas ! Dès que tu en prends un neuf, il se termine.
D’un geste nerveux, il porta son verre à sa bouche. Puis, toujours avec précaution, il le reposa sur la table.
- Et alors voilà que j’en ai usé cinq ! Tu te rends compte ! Et je ne vois vraiment pas comment. A peine je fais une croix en face de l’addition vérifiée, paf, la mine se met à fondre, on dirait qu’elle disparaît dans le papier. L’enfer.
Il trembla comme s’il avait un frisson, but une gorgée et me regarda, implorant. Franchement, je ne savais que lui dire. Je ne comprends rien aux crayons, ce n’est une nouveauté pour personne. Je bus aussi un coup, lentement pour gagner du temps. Et je demandai, dubitatif : – Mais tu penses que c’est grave ?
Il se hérissa.
- Ne pose pas de questions idiotes. Qu’est-ce que tu ferais si tes crayons se mettaient à se comporter bizarrement ? Oui, j’aimerais bien t’y voir ! Mais ce n’est pas le pire. Que les crayons nous posent des problèmes, c’est une chose. Tout peut arriver. Mais le chef ? Mr Vaz Esteves, sache-le, m’a convoqué hier dans son bureau pour me prévenir. Comment cette affaire lui est arrivée aux oreilles, je n’en ai pas la moindre idée. Et il était très en colère. Il m’a dit : « Monsieur Reginaldo, ce n’est pas pensable ! Cinq crayons en un mois. A-t-on déjà vu une chose pareille ? Faites attention, monsieur Reginaldo, faites très attention. Que cela ne se reproduise pas, et surtout, que le Président ne l’apprenne pas. Faites attention, c’est tout ce que je peux vous dire. » Franchement, je ne sais pas que faire. Si ça vient aux oreilles du Président… Et tu me demandes si c’est grave !
Je n’avais pas de solution. Comme je l’ai dit, les crayons ne sont pas mon fort. Cependant, envisageant l’hypothèse qu’une idée utile me vienne plus tard, je demandais, curieux :
- C’est quel numéro ?
Il me jeta un regard en dessous. [...]
- Numéro deux, tu vois. Faber. Des allemands, la meilleure marque.
Je terminai mon verre, lui conseillait de se calmer et le raccompagnai à la porte. En sortant, il dit d’un ton geignard, une dernière fois :-
Essaie de penser à quelque chose. Tu sais, ce matin encore, après trois additions et une demi-douzaine de signatures, mon crayon était comme ça. Un Faber !
Et avec le pouce sur la pointe de l’index, il me montrait la taille imaginaire du sinistre crayon.
Il s’en fut, courbé, recroquevillé, épouvanté. J’eus pitié de lui, beaucoup, même. Une femme et trois enfants. Mais c’était la vie, que pouvais-je faire ? Cependant, je me mis à réfléchir. Après les vacances, je vais demander à ma cousine Elga qu’elle tâche de me procurer un crayon à la Fondation. Un Faber n° 2, bien sûr.Je vais tenter quelques expériences.J’arriverai peut-être à temps pour sauver Reginaldo. Je ne sais pas. Je ne l’ai jamais revu.
Mário Henrique Leiria, In Novos Contos do Gin, Estampa, Lisbonne 1974
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