Dilemme
La paix qui venait d’elle, qui venait par elle, le séduisait, c’était sûr ; comme si la rédemption d’aujourd’hui s’amusait à troubler ses certitudes d’hier, ou comme si une bergerie neuve s’ouvrait sur d’autres prés, et qu’il ne croyait pas encore que l’herbe serait fraîche devant lui.
Pour toutes ces raisons il lui dit :
- J’ai beaucoup pensé à nous.
Et elle lui demanda pourquoi. Elle lui demanda ce qu’il y avait à penser à leur sujet. Elle lui demanda pourquoi il fallait toujours qu’il se pose tant de questions. Peut-être qu’elle le connaissait bien mieux qu’il ne l’aurait souhaité. Et il répondit :
- Parce qu’il faut que je décide quelle direction donner à notre relation. Je ne peux pas… je ne sais pas agir autrement. Je ne veux pas commettre avec toi les erreurs que j’ai déjà commises ; les erreurs que j’ai commises dans les années qui sont déjà passées, et dont j’ai si mal tiré les leçons. Peut-être que j’ignore de quelles erreurs précisément il s’agissait : peut-être que j’ai détourné les yeux de l’essentiel et que je me suis perdu dans ce qui n’en valait pas la peine ; peut-être que je me suis oublié et que j’ai oublié les autres, en cherchant ce qu’on me disait que je pouvais faire et atteindre.
- « Ton avenir est assuré. », c’était ce qu’on me disait. Mais avec toi…
Il s’arrêta et la regarda. Oui, l’âme vêtue pour le jour, un jour ouvert, radieux, ouvert et radieux comme un avenir prometteur. Comme son passé (qui avait été avenir un jour) le lui avait aussi promis.
- Je ne veux pas te perdre. Je ne veux plus rien perdre. Je ne peux déjà guère faire mieux avec mes livres, et mon avenir là-dedans est fragile. Pourtant, avec toi, peut-être que je peux encore…
Et elle attendit le reste de la phrase.
Le café du matin lui renvoyait un chaud reflet lorsqu’il le regardait ainsi à fleur de tasse. Un miroir clair qui lui renvoyait la réalité de son visage fatigué, de ses rides fatiguées, des cheveux qui lui manquaient et de ses innombrables cheveux blancs. Un visage dans lequel on ne reconnaissait pas de traits marquants ; et son visage formait un évident contraste avec son visage à elle. Il poursuivit
- Entre nous il y a une différence d’âge. D’ici quelques années cette différence sera encore plus évidente. Ainsi, d’ici quelques années les risques de te perdre seront plus grands pour moi. Il y a tellement de choses que tu peux faire ; il y a tellement de portes devant toi… Mais moi je ne peux déjà plus changer grand chose de ma vie. S’il m’était nécessaire, un jour, de terminer ma relation avec toi, il vaudrait mieux que je la termine maintenant que d’ici quelques années, car la douleur sera moins forte pour moi. Tu me comprends ?
Bien sûr que oui. Il savait bien que oui. Et il le sut encore mieux lorsqu’elle tendit la main vers l’autre côté de la table, et effleura la sienne, et en le caressant ainsi elle lui répondit :
- Je suis ici maintenant. D’ici quelques années je ne sais pas, ni toi ni personne d’autre ne sait. Et même s’il n’y avait pas entre nous la différence d’âge qui te dérange et te fait peur, je te dirais la même chose : que je suis ici maintenant, mais que je ne sais pas si l’un de nous y sera toujours d’ici quelques années. Qui peut prévoir ce genre de choses ? Peut-être que dans quelque temps tu me verras rentrer à la maison et te dire adieu et te faire souffrir et tu me verras partir ; ou peut-être que ce sera toi qui arriveras et qui me diras adieu et qui me feras souffrir et qui me montreras ton corps qui s’en va. Peut-être que la différence d’âge qu’il y a entre nous augmente un peu les risques que cela arrive. Mais ce n’est pas forcé que cela arrive. Quelqu’un de nous peut-il dire ce qui est forcé d’arriver ?
Il ne connaissait pas la réponse à cette question. Mais, de toute façon, il connaissait peu de réponses.
- Je ne sais pas, confirma-t-il enfin.
Et il compris qu’arrivé à ce point, arrivé à l’instant exact où il se voyait là en face d’elle qui le regardait toujours, en face de la main qui le caressait, devant la même table qu’il avait toujours vue, dans cette même maison qui avait toujours été la sienne, devant tous les souvenirs et les réminiscences et enfin la mémoire qui le construisaient (et parce que nous ne sommes construits que de souvenirs et de réminiscences et de mémoire) il comprit enfin, alors, que quelque chose de ce qui avait été sa vie jusque là pourrait s’arrêter et recommencer, avec elle. Ou, au contraire, qu’il pourrait faire que rien ne s’arrête, que rien ne recommence, et dans ce cas que tout continue comme avant, sans elle. Dans le premier cas il savait qu’il courait des risques qu’il n’était pas sûr de vouloir supporter ; dans le second cas, il savait ne pas courir de risques, puisqu’il connaissait déjà le chemin, le chemin familier, douloureux et habituel qui l’avait conduit jusqu’à ce jour, dans cette maison.
- Je ne sais pas, répéta-t-il. Laisse-moi quelque temps, quelques heures, au moins, pour me décider. Si je reste avec toi, si quelque part il y a un avenir pour nous, quelle qu’en soit la durée, j’ai besoin de m’habituer à l’idée des risques qu’une relation entre nous peut me – peut nous – faire courir.
Et elle lui répondit qu’elle serait là, qu’elle serait la à attendre la réponse, qu’elle resterait là, dans cette maison.
- Je serai là, c’est ce qu’elle dit.
Sérgio Luís de Carvalho, El-Rei Pastor, Campo das Letras, 2000
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HALEINE MIXTE
Il est des mariages
Sans avenir
Où chaque instant brûlant
Se suffit à lui-même
Et ne demande rien
Le décor ne change pas
Les amoureux répètent
Tous les matins du monde
L’étreinte d’ouverture
Du tout premier baiser
Merci, gmc, hmm, quel optimisme !
ce n’est pas de l’optimisme, de la lucidité plutôt, il faut juste positionner le texte dans une certaine vision pour le constater, c’est-à-dire dépouiller la réalité de ses projections.
Euh… si tu pouvais m’en dire un peu plus, ça m’intéresse.
tu sais déjà tout, à toi de savoir te le dire (un peu comme « aide-toi et… »).
Merci ! Je vais me débrouiller avec ça.