Lusopholie

Lettres, poésie et musique lusophones

Archive pour le 8 février, 2009

Des gens sans reproches

Posté : 8 février, 2009 @ 8:04 dans - époque contemporaine, littérature et culture | 6 commentaires »

raulbrandao.jpg

Raul Brandão

Anacleto porte tout en même temps, les comptes, les livres, les scrupules. Il n’a jamais mis sa femme dehors – il ne peut pas la voir – parce que c’est contre les édits de la société. Il ne s’est jamais séparé d’elle, parce que l’Eglise le lui interdit. Il ne lui a jamais manqué, avec respect, ordre et méthode. Il est bien considéré par la place, bien considéré par l’Eglise, bien considéré par Dieu. Qu’est-ce qu’elle veut de plus, cette ombre tragique, qui n’ose même pas se plaindre, et qui, si elle pleure, pleure en dedans ? Tout le monde tire son chapeau à Dona Biblioteca, qui porte un blason au revers de sa chemise, quand elle passe à sa mission de charité. Les pauvres la louent, l’Eglise exalte sa charité, qui traque le malheur pour lui donner trois sous. Elle est toujours la première sur les listes d’aumônes (on lui réserve cette place de droit). La voilà en haut des souscripteurs : Dona Biblioteca des Bibliotecas : trois testons, six testons, un quart. Ses enfants la vénèrent, le respectable Elias de Melo, et l’immaculé Melias de Melo. Mais le respect pour les parents ne résiste que tant que les parents respectent les intérêts des enfants. Il y a évidemment une loi morale, mais on trouve toujours par derrière une bouche qui prêche… Il y a des limites à tout. Dona Leocádia est d’une autre caste. Elle ne comprend pas la charité ainsi. Elle résout tout selon sa conscience, procède toujours selon sa conscience, met au-dessus de tout sa conscience. Elle est avare et lésineuse, et amène chez elle un orphelin qu’elle nourrit et qui lui entrave les jambes. Félix le Procureur, qui communie avec attendrissement le vendredi, convaincu jusqu’à la moelle en s’approchant de la Sainte Table de l’Eucharistie, toutes les semaines à l’aide de nombreux papiers de l’Etat et avec la connivence de la loi, intente en justice quelques malheureux. La question pour lui est celle des timbres. Il n’y a que le Saint qui prie chaque fois plus haut : L’Enfer ! L’Enfer ! Comme Saint Augustin il avait une femme et un enfant, comme Saint Augustin ils les a répudiés. Intrinsecus oculatum, le Saint ne voit que de l’intérieur. La vie n’existe pas – il n’y a que l’éternité. Après cent mille ans le condamné sent autant les flammes qu’à l’heure même où il est entré en Enfer. Il se méfie de lui-même et des autres et répète le même désespoir : – L’Enfer ! L’Enfer !

Raul Brandão, Húmus, première édition Lisbonne 1907

Revenir à la page d’accueil
compteur stats