Le sphinx
Dessin : Undeplus
Le paysage désertique sentait encore le brûlé – c’était une immensité noire. Brusquement je me trouvai face à un sphinx. Ce n’était pas un sphinx, c’était le Sphinx en personne, quasi immobile, qui transpirait, haletant.
- Qui a tué la chimère ? me demanda-t-Il sans sommations.
- Ceux qui ont tué cet animal impossible, répondis-je, du ton de celui qui n’a aucun doute parce qu’il ignore totalement le sujet.
- Et comment s’appelait cet animal ?
- Il n’avait pas de nom parce qu’il ne convenait à aucun. Aucun nom ne lui convenait, pour être plus rigoureux.
- Tu n’as pas compris. Ce que je veux dire, c’est : qui a tué l’espoir ?
- Le seigneur des affligés, quand il était premier ministre.
Le Sphinx sourit et baissa la tête en un mouvement si lent qu’un instant je crus avoir une hallucination.
- Quelle est la maladie la plus grave des philosophes ?
- L’ontologie.
- Et la drogue la moins chère ?
- Le bruit.
- Combien de fourmis pouvons-nous observer sans tirer de conclusions ?
- Entre une moitié et zéro.
- Quels sont les quatre esclaves de la volonté ?
- La raison, l’intelligence, l’esprit et le corps, répondis-je avec une conviction ferme et tranquille.
Quand le Sphinx se mit à se tordre de rire, je me sentis plus intrigué qu’inquiet : inadmissible que le Sphinx se laisse aller, je dirais même, inconcevable pour l’esprit humain. Je ne compris pas si c’était l’effet de surprise, si Lui-même connaissait la réponse ou si elle représentait une grande découverte, si, l’attribuant à mon trouble, il avait trouvé la réponse idiote, ou s’il ne faisait que gagner du temps avant de formuler une nouvelle question. N’était-il pas un être aimable, très souple et extrêmement sympathique, frôlant la mythologie ?
Dans les écrits de tous les voyageurs célèbres qui ont affronté le Sphinx, je n’ai pas trouvé une seule ligne qui parle de son rire, qui, bien qu’évoquant celui de la hyène, est majestueux, ample et ouvert, et tellement sinistre et lugubre qu’il nous rappelle l’ambition humaine de concevoir non seulement l’énigme de sa propre existence mais également la vie des autres, de tout ce qu’on s’imagine vivant et inexplicablement tranquille. Un rire qui se déverse jusqu’à l’horizon, qui ramollit et dissout toute pensée. Ou bien serait-ce exactement le contraire ?
Le Sphinx retrouva son sérieux et je perçus de la tristesse dans sa voix :