Archive pour avril, 2009
ça balance !
Sara Tavares, Balancé (Rest Cesaria, Cap Vert)
Sara Tavares est Capverdienne, elle vit à Lisbonne.
Contre les femmes
Console-toi, toi qui es triste
leurs malheurs sont nos vengeances
ne fais plus couler tes larmes
laisse leur leurs espérances
car elles naissent privées de raison
n’en attends aucune d’elle
souviens-toi qu’elles sont femmes.
[...]
A quoi te sert de souffrir,
à quoi te sert de pleurer,
elles ne seront jamais autres,
elles ne changeront jamais ;
Laisse-les à leur nation,
n’en attends jamais de bien
souviens-toi qu’elles sont femmes.
Jorge d’Aguiar, « Contra as mulheres » (extrait), Cancioneiro Geral, 207. (1516)
Texte original :
un tableau maléfique
Gustave Courbet, La somnambule
Après une brève hésitation, Laurinda ouvrit la porte du salon et sentit aussitôt un frisson lui parcourir le corps. Du calme ! ordonna-t-elle dans un murmure, en secouant les mains comme si elle était en train de pousser quelque chose ou quelqu’un devant elle. Rassure-toi, je prie Dieu pour toi, dit-elle très vite, en faisant trois fois son signe de croix. C’est toujours la même chose, pensa-t-elle, traversant le salon presque en courant pour remonter les persiennes des deux fenêtres. Dès que j’entre ici, je les sens. Cette pièce en est remplie. Et c’est la faute de cette maudite ici, accusa-t-elle en regardant par en-dessous La Somnambule de Courbet, accrochée au mur. Je ne veux même pas te voir, murmura-t-elle sur un ton menaçant. Mais comme elle finissait toujours par le faire, elle plongea son regard dans le regard fixe, pénétrant et inquiétant de la femme du tableau et elle resta immobile au milieu de la pièce, sans parvenir à détourner les yeux, comme hypnotisée, jusqu’à ce qu’un autre frisson la fasse revenir à la réalité. -Sois maudite, jura-t-elle. Je ne comprends pas comment la patronne consent à ça. Pour moi, ce fantôme attire le Mal. Je lui ai même dit une fois que, si ça se trouvait, c’était même possible que ce soit une envoyée du… de celui dont on ne doit pas prononcer le nom. Elle a ri et elle a dit que non, que c’était une copie d’un tableau ancien qui avait une grande valeur.
Quartel do Carmo
Siège de la caserne du Carmo, en direct, le 25 avril 1974
Mer
(photo Guess who)
L’hiver, les plages désertes s’emplissent d’écume
et de mouettes. J’écoute les vagues se briser contre la falaise;
et je respire l’air salé avec l’impression lumineuse
du matin. La nuit, cette image se transforme
en un simple souvenir : et je la colle à la vitre de l’âme
pour ne pas oublier ce que j’ai vu, sachant qu’un
jour je pourrai m’en servir, dans le poème, où la mer ira
se changer en cette image que j’ai gardée, par un
matin d’hiver.
Pourtant, je n’entends plus au fond des mots
le bruit de la marée; ni ne respire, au milieu
des vers, le froid humide d’un littoral où j’ai appris
les couleurs exactes du matin. Le poème n’est rien d’autre
qu’une carte où j’accompagne, sur la ligne des substantifs,
le courant du monde, et j’imagine, sur la tache
de chaque adjectif, la forme des paysages. Et j’effeuille
les strophes en un voyage abstrait, en quête
des vastes plages de la vie.
Mais la mer est toujours collée à la vitre
de mon âme, embuant ce que j’écris
de son rythme matinal.
Nuno Júdice , A a Z, dimanche 23 mars 2008
Alcácer Quibir
Portrait de Dom Sebastião
Dom Sebastião emportait à bord la couronne d’or impériale, qu’il devrait mettre sur sa tête, après être entré dans Fez ; il emportait les uniformes et les hallebardes de sa garde d’honneur, pour la cérémonie du couronnement ; et le prêcheur Fernão da Silva emportait son sermon déjà composé et appris par cœur pour la solennelle occasion.
Cette « merveille fatale de notre ère » qui était née dans un berceau entouré de fantômes, marchait vers la guerre au milieu d’un cortège de présages funèbres. Une comète était apparue, et on disait que Pedro Nunes, l’astrologue, avait fait des prophéties. Un poisson s’était échoué sur la plage, qui avait sur un flanc une croix entre deux fouets, emblèmes de la passion du Rédempteur, et sur l’autre la date de 1578. On entendait des voix en plusieurs endroits. Dans le Minho, on avait vu dans le ciel un combat de chevaliers. Dom João III, sous forme de fantôme, était apparu à Luís de Moura, annonçant des morts. Vasco da Silveira, le capitaine de l’armée, avait entendu une voix lui dire « Hélas ! » et assurait que le roi avait voulu la voir et l’entendre, et que l’âme avait grandi, couleur de nuit, disant d’un ton dolent : « Je pleure pour moi ! je pleure pour toi ! je pleure pour tous ceux qui s’en vont !… » Mais, malgré la terreur ou peut-être à cause d’elle ceux qui partaient s’abandonnaient encore davantage à une orgie de luxe et de plaisir. Aimer, jouer, boire, tels étaient les moyens de fuir les visions épouvantables de l’effroi. En mer, la fête avait continué. Ils s’étaient reposés à Cadix, où ils étaient restés six jours à regarder des taureaux ; et, arrivés en Afrique, on débattit du plan de campagne au conseil. Les capitaines, prudents et expérimentés, proposaient de ne pas quitter la côte, de coopérer avec la flotte, en s’appuyant sur les places fortes portugaises de Tanger et d’Arzila, qui déjà du temps de Dom Sebastião étaient redevenues chrétiennes. Le roi s’opposa formellement à ce plan ; il voulait pénétrer au Maroc, vaincre l’ennemi sur ses terres et, en une carrière éclatante, aller à Fez se faire couronner empereur. Sa témérité était si grande qu’il vint à l’idée de certains de l’enfermer. Mais il était déjà trop tard, et les capitaines du tiers de ces aventuriers, ce groupe d’étudiants écervelés qui étaient d’accord avec Dom Sebastião, faisaient pleuvoir les railleries sur les plus prudents. Beaucoup voyaient là une fatale perdition, mais rares, si ce n’est aucun, étaient ceux qui se risquaient à parler. Comme le duc d’Aveiro, avec son autorité de grand du royaume, insistait encore, le roi lui dit que, s’il ne voulait pas se battre, il n’avait qu’à rester à bord. « Tout a été la faute d’erreurs commises par un seul homme. » Il y avait encore autre chose qui faisait que les hommes doutaient du succès de l’entreprise ; c’était l’impiété des plus jeunes. Ils avaient pour Dieu un grand mépris et plastronnaient contre le bon sens et l’expérience. On ne disait pas de messe dans le camp, il n’y avait pas même de « prière commune, comme on a coutume de le faire : il n’y eut que des jeux de dés, de qui perd gagne, des points d’honneur, des serments, et de la malhonnêteté. » Dans les débris du champ de bataille, après la défaite, on trouva dix mille guitares.
Oliveira Martins, História de Portugal, 1879-1884
João Cutileiro, Monumento a D. Sebastião, Marbre, 1972, Lagos.