Archive pour avril, 2009
un sage
Minaret de Jam, Afghanistan (phot. D. Anguelov)
C’est ainsi que travaillait le vieux potier de Kashan, secondé seulement d’un apprenti qui l’aidait à la réalisation de nombreuses pièces plus particulières, au ménage, à mettre ses vêtements, à manger à des heures régulières, et partageait avec lui l’eau fraîche lorsque la chaleur du soleil persan était le plus brûlant. Ils interrompaient leur travail quand la voix du muezzin appelant à la prière, du haut du minaret de la mosquée principale, assurait soit la grandeur du dieu unique, soit la certitude qu’il valait mieux prier que dormir, opinions dont la discussion n’a pas sa place dans cette histoire.
C’est ainsi que travaillait le potier, sans plus d’interrogations ou de certitudes autres que de savoir que le travail bien fait et une vie qui cherche à être saine se suffisent à eux-mêmes.
Mais le monde qui entoure les sages, ou ceux qui tentent de l’être (et si souvent les deux sont synonymes) dans la plupart des cas ne permet pas que la vie saine se suffise à elle-même. La réputation qui vient du bon travail cause, le plus souvent, aussi bien le bonheur que la perdition. C‘est pourquoi le véritable début de l’histoire se situe le matin où deux gardes s’approchèrent de la porte de l’échoppe, l’épaisseur de leurs corps cachant le soleil qui de l’étroite rue pénétrait dans l’atelier, et, montrant du doigt le vieux potier, lui dire d’une voix qui ne tolérait pas de contestation :
- Toi, tu viens avec nous.
Le bon sens et la peur (combien de fois confondons-nous les deux ?) commandant que l’on ne pose pas de questions à des personnes si importantes sur la raison de tels ordres, le vieux potier se leva promptement de son banc, arrangea promptement sa cape blanche élimée par les ans, se couvrit promptement la tête de son turban. Comme il se dirigeait vers la porte, il eut le temps de voir l’apprenti se lever, fidèle, comme s’il voulait l’escorter (il serait une bien faible escorte). Mais sa douce main lui ordonna de se rasseoir, et sa vieille voix lui dit, tout bas :
- Tu restes ici.
Sérgio Luís de Carvalho, Retrato de S. Jerônimo em seu estudo, Campo das Letras, 2006
la fiancée du diable
Dancer, http://www.monastery.nl/
Comme elle danse
Pas une larme pas un cri
Pieds nus et sans bruit sur les débris de sa vie
Plus rien ne blesse
Le corps déchu la chair glacée
Danse docile le long des nuits accablées
Mais au vide étrange des mensonges affables
Qui piétine l’éclat de son âme friable ?…
Comme elle chante
Son air ancien triste éperdu
D’un souffle fragile de peur d’être entendue
Taire à jamais
Les peurs enfouies sous les décombres
Chanter pour expier l’oubli des zones d’ombres
Silence sur les prières démesurées
De la fiancée des heures d’insanité…
Comme elle avance
Fière silhouette anémiée
Le cœur bien à l’abri sous ce sein indompté
Force soumise
Secoue le chagrin de ses joues
Avance intrépide l’amour pour seul atout
Elle esquive lasse les caresses habiles
Vous pouvez censurer la dignité futile
Et rire aussi de son bonheur désenchanté…
Elle danse, maîtresse de sa liberté.
Marialou (http://marialou.unblog.fr
Consolateur
Il a fait cette autre cantiga à Pero Rodrigues Grongelete à propos de sa femme dont la beauté lui faisait du tort
Pero Rodrigues, de votre femme,
ne croyez pas tout le mal qu’on vous dit.
Je suis sûr, moi, qu’elle vous aime beaucoup.
Qui ne dit pas ça cherche des intrigues.
Sachez que l’autre jour quand je la baisais,
Tout en jouissant, par ce qu’elle disait,
Elle me démontrait qu’elle est votre amie.
Si le ciel vous a donné une amie si loyale,
ne vous fâchez pas pour des vantardises,
car il ment, celui qui vous dit du mal d’elle.
Sachez que je l’ai entendue jurer l’autre jour
qu’elle vous estimait plus que quiconque ;
et pour vous montrer combien elle vous aime,
elle me l’a redit tout en me baisant.
Martim Soares, ( Minho), troubadour à la cour d’Alphonse X de Castille et Léon (1230 – 1270)
Texte portugais :
Enfer virtuel
Il jeta un instrument de torture contre le mur (qui ne devait pas être un mur mais qui y ressemblait), et il cria, apparemment libéré de toute peur :
- Vous pouvez me tuer, mais je ne me souviens de rien !
- Ici, en Enfer, on ne tue personne.
- Ce n’est qu’une sorte de psychanalyse : nous voulons comprendre ce qui t’a conduit à commettre tant d’erreurs et à être envoyé ici. Qu’est-ce qui s’est passé dans ton enfance ? Tu peux parler, nous sommes de simples fonctionnaires, et nous avons vu des choses pires.
- Mais qu’est-ce que c’est que cette putain de psychanalyse, puisque que je vous dis que je ne me souviens de rien ! Je n’ai pas eu d’enfance, ni d’adolescence, ni d’âge mûr. Je n‘ai connu qu’un passage d’ailleurs vers ici.
- Et quelle est la dernière chose dont tu te souviennes ?
- Il n’y a ni première ni dernière. Je ne me souviens que d’une phrase : « Il nous est impossible de prendre votre appel pour le moment. »
- Ah, je comprends. La téléphoniste est aussi passée entre nos mains.
- Cela ne devait pas être la téléphoniste mais le répondeur – dit une autre voix. – Nous l’avons torturé aussi et il semble qu’il ne se souvenait de rien non plus… il répétait toujours la même chose : « Il nous est impossible de prendre votre appel pour le moment. » Comme ils sont semblables, tous : les hommes, les téléphonistes et les répondeurs !
- Mais c’est absurde, c’est cafcaïen. Foutez-moi la paix !
- Kafka est toujours chez nous.
- Mais de quoi parlez-vous ? Qu’est-ce que c’est ce « cafca » ?
- Quoi, tu ne sais pas qui est Kafka, et pourtant tu emploies le mot « kafkaïen » ?
- Je ne suis que chauffeur de taxi…
-Ah, finalement tu te souviens. Et tu ne te souviens pas d’avoir un jour accompagné ledit Kafka ?
- Je ne demande pas leur nom aux clients.
- Pas la peine de demander. N’importe qui le reconnaîtrait !
- Quel cauchemar interminable !
- Ce n’est pas un cauchemar. Qu’est-ce que tu crois ! Ici tout est réel ! …
- Pour la déclaration d’impôts ! Au suivant ! Réveillez ce monsieur !
Dimíter Ánguelov, Furacão no labirinto, Europa-América, 1996
Désenchantement
Photo : La révolution en marche, Dimíter Ánguelov
Je me demande encore s’il se passe encore quelque chose dans ce pays, bien que nous ayons fait une révolution, une contre-révolution, et que des marées venant de droite et de gauche continuent à maintenir l’illusion d’un cycle lunaire, tantôt avec une idéologie plus haute, et tantôt [...] avec une idéologie plus basse, laissant voir sur le sable de la politique tous les déchets que les pétroliers évacuent de leurs soutes, le long de notre mémoire de ce que fut la révolution, qui a eu lieu, Dieu l’ait en sa sainte garde, ainsi que les livres subversifs, car ils ne valent plus rien, même chez les bouquinistes.
(Nuno Júdice, l’Ange de la tempête, La Différence, 2006)
quotidien sans destin
Xutos & Pontapés, Chuva dissolvente
Sous la pluie dissolvante
sur le chemin de la maison
je me retrouve dans le courant
de ces gens qui se traînent
Métro, tunnel, confusion,
chaude sueur du soir,
je plonge dans la foule,
dans le quotidien sans destin.
Les enfants grandissent sans qu’on les voie
il suffit de les mettre devant la télé
un jour ils oublieront
déchireront les photos, me lâcheront la main.
Un jour ils oublieront,
comme moi quand j’ai grandi.
Est-ce que tu te rappelles
ce qu’ils ont fait pour toi ? Et qu’est-ce qu’on a fait de toi ?
Et qu’est-ce qu’on a fait de moi ?
Et qu’est-ce qu’on a fait de toi ?
Je l’ai su, je l’ai oublié …
Quand tu seras libre du poids
de cet amour que tu ne comprends pas,
tu sentiras une autre force
comme un énorme manque.
Et quand tu te retrouves
dans la pluie dissolvante,
tu es le père d’un enfant
sur le chemin de la maison.
Et qu’est-ce qu’on a fait de toi ?
Et qu’est-ce qu’on a fait de moi ?
Et qu’est-ce qu’on a fait de toi ?
Je l’ai su, je l’ai oublié …