Archive pour le 6 mai, 2009
La force des pierres
Photographie Dimíter Ánguelov
Arrivant sur la berge, je cherchai du regard les lieux les plus ombragés, et il me sembla qu’ils se trouvaient au-delà de la rivière. Je me dis alors à moi-même qu’en cela on pouvait voir que l’on désirait le plus tout ce qu’il était le plus difficile d’obtenir ; car on ne pouvait y accéder sans passer l’eau, qui coulait là plus docile et plus haute qu’ailleurs. Mais moi, qui me réjouis toujours de chercher mon malheur, je passai de l’autre côté, et j’allai m’asseoir sous l’ombre épaisse d’un vert frêne, qui était un peu en contrebas et dont certaines des branches s’étendaient au-dessus de l’eau, qui avait à cet endroit un léger courant, et qui, gênée par un rocher qui se trouvait au milieu d’elle, se divisait d’un côté et de l’autre en murmurant. Moi, qui avais les yeux posés là, je commençai à examiner comment les choses qui n’avaient pas d’entendement pouvaient aussi se contrarier entre elles, et j’apprenais en cela à me consoler un peu de mon malheur : ainsi ce rocher était en train de contrarier cette eau qui voulait aller son chemin, comme mon infortune, en d’autres temps, avait coutume de le faire pour tout ce que je désirais le plus ; car maintenant je ne désire plus rien. Et de là me vint de la tristesse, car après le rocher l’eau se rejoignait et continuait sa course sans aucun bruit ; il semblait plutôt qu’elle courait là plus vite que de l’autre côté, et je me disais que cela devait être pour s’éloigner plus vite de ce rocher, ennemi de son cours naturel, qui, comme par force, se trouvait là.
Bernardim Ribeiro, Mémoires d’une jeune fille triste, Phébus, 2003 (Menina e Moça, Ferrare, 1554)