La combe du Démon
Paysage de Monchique (tissu appliqué d’Evelyne Régnault)
C’est peut-être à cause de cette terreur que le Démon cessa peu à peu d’être mentionné et que la combe ne fut plus appelée que la Combe. La terre était rude et grossière. Elle résistait, têtue, à la force et la furie des coups de bêche. Les hommes travaillaient du lever au coucher du soleil, et, empan après empan, ils domestiquaient les pentes, défrichant le maquis, nivelant les terrasses. Il est vrai que les montagnes encombraient la rivière là au fond, mais, violentées par l’élan des hommes, elles la laissaient s’élargir et s’aplanir plus en avant, se répandre dans les champs de maïs, rafraîchir les pêchers, faire fleurir les pommiers. Sur les berges, les fourrés s’emplissaient de la rumeur des nids. L’eau jaillissait sur la roue à aube, et à l’intérieur les meules, en cadence, écrasaient le grain.
Ti Januário était le meunier. Un homme étrange, qui parlait peu, renfermé, semblant toujours ne pas être content de lui-même ni des autres. Il ne s’entendait pas trop avec ses voisins et recherchait encore moins de la compagnie à la taverne. Il faisait son travail, amassait son salaire de meunier, et voilà tout. Mais il n’était pas rejeté, ni indésirable – il était bizarre. A part ça, respecté et respectueux.
Il vivait seul et on ne lui connaissait pas de famille. Un jour d’été, en pleine saison de mouture, il arrêta la roue, ferma la porte, et disparut. Pendant une semaine. Il revint accompagné, il amenait une femme avec lui. Alors, ce fut la grande nouveauté des derniers temps dans la Combe du Démon. Tout le monde voulait la voir et savoir d’où elle venait. Mais lui, s’il parlait peu avant, parlait encore moins. Et jamais personne ne sut où il était allé la chercher, d’où il l’avait amenée. Il était inévitable qu’on la voie : il fallait bien que la femme se montre, vaque à ses occupations, bien que, dans les premiers temps, elle ait tenté de se cacher, d’esquiver les regards curieux.
Le meunier avait toujours eu l’air plus âgé qu’il n’était, et elle, Virgolina (c’était ainsi qu’elle s’appelait) paraissait plus jeune qu’elle n’était en réalité. Au début, on aurait dit qu’elle était réservée mais, au milieu de cette réserve, apparaissait fréquemment une désinvolture déconcertante. Ensuite, cette désinvolture devint prédominante, bien que révélant, en même temps, une surprenante timidité.
Virgolina n’était pas laide, mais on ne pouvait pas non plus dire qu’elle était jolie femme. Elle avait quelque chose de très féminin, un halo de femelle qui, au moment où on s’y attendait le moins, jaillissait d’elle. Et mettait mal à l’aise – bien que pour des raisons différentes – non seulement les hommes, mais aussi les femmes.
António da Silva Carriço (Monchique) Entre o corpo e a rosa, Colibri, 2002