almadies
Michel Hasson, pirogue
Quelquefois le Zambèze est si calme et transparent que l’on dirait qu’entre ses deux rives gît la continuation inférieure du ciel. Et dans ce vide presque blanc volent, en amples chorégraphies silencieuses, les almadies et les pêcheurs, qui se saluent avec des gestes presque imperceptibles comme s’ils suivaient un plan connu d’eux seuls. Elles laissent, ces almadies volantes, de longs sillons sur la peau de l’eau, des sillons qui se défont et s’élargissent peu à peu comme si ces petits points, rapides à leur manière, avaient de grandes queues entrelacées ou qui s’évitaient délibérément. Et avant de disparaître ces sillons forment des arabesques élaborées, mystérieuses pour qui ne sait pas les lire.
Toutefois ce sont surtout les poissons qui les lisent, car ils découvrent en elles l’itinéraire de l’implacable persécution qui est menée contre eux. Sous l’eau les almadies sont différentes, des bêtes aveugles qui ne cessent de les poursuivre, qui leur cachent le soleil et la fuite. Les poissons se serrent les uns contre les autres en groupes plus grands que des bancs, ils cherchent désespérément les anses de la berge, les petites grottes pour se mettre à l’abri. C’est à ce moment-là que sur eux descendent les filets délicats, griffant le ciel avant de plonger dans l’eau et de se dissoudre en elle. Des filets gracieux qui matérialisent le geste du pêcheur sinon intangible, et toutefois terribles dans leur discernement, laissant les eaux suivre leur cours mais identifiant les proies minuscules et les cueillant dans leur milieu vital, les transportant lentement vers la surface pour qu’elles aient le temps de dire adieu à cette vie. Et c’est sur la surface polie des almadies – extrêmement polie dans le cas de Ntsato – que les poissons sont posés avec leur souffle désordonné, une petite armée alignée de prisonniers. Leur peau argentée envoie encore d’ultimes reflets furieux contre le soleil, derniers gestes vivants, puis ils se ternissent et leurs yeux jaunissent pour toujours.
La surprise causée par la belle pirogue de Ntsato s’évanouit vite, c’est sûr, mais la prospérité qu’elle avait apportée dura quelques années, elle sortait toujours légère et rapide et revenait lourde de cueillette à la fin de l’après-midi. Cela dura jusqu’à ce qu’un jour, inexplicablement, le pêcheur se trouve couché sur la plage de la petite île de Cacessemo la face dans le sable et sans savoir comment il y était arrivé.
João Paulo Borges Coelho (Mozambique) As duas sombras do rio, Caminho, Outras Margens, 2003