Lusopholie

Lettres, poésie et musique lusophones

For ever

Classé dans : - époque contemporaine,littérature et culture — 24 juin, 2009 @ 9:17

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Elle en trouva quatre, avant d’arrêter ses recherches. C’étaient des tombeaux de femmes, qui avaient vécu à des époques différentes, peut-être que si elle s’enfonçait dans le bois, elle en trouverait bien d’autres.
Il y avait quelque chose de très étrange. Ces femmes aux noms différents, qui ne devaient pas appartenir à la même famille, étaient toutes mortes à vingt-cinq ans. Et sur toutes les pierres était gravé un vers ou un fragment de poème. Elle en reconnut un de John Donne, « … then / Thou shalt be a Mary Magdalen, and I / A something else thereby », un de William Blake, « And his dark secret love / Does thy life destroy. »
Lorsqu’elle retourna vers la maison ses pas étaient traînants, lents, comme si elle avait vieilli. Elle pensa qu’elle avait vingt-trois ans, que ces femmes étaient mortes à vingt-cinq… et que quelque chose en elle connaissait la signification de cette histoire.
Mais elle n’arrivait pas à se souvenir, elle n’arrivait pas à se souvenir…
A mesure qu’elle approchait, elle se mit à entendre la musique, toujours la même.

Il était dans la grande salle, assis au piano. Carla s’arrêta à la porte, regardant son profil grave, ses mains qui l’émouvaient. C’était comme si elle l’avait toujours connu, comme si elle l’avait vu jouer d’innombrables fois.

- Tu m’as tellement manqué – murmura-t-elle.
Il cessa de jouer et se leva. Il était si grand, si beau. Son ombre sur le mur semblait avoir des ailes. Et derrière lui il y avait d’autres ombres, des ombres innombrables…

- Les Marionnettes, dit Carla.
- Oui.
- C’était toi…
- Pour toi.
- Tu m’as appris à jouer.
- Et à écrire, et à peindre.
L’homme étendit les bras et Carla se nicha contre sa poitrine, ferma les yeux, eut l’impression que deux ailes l’enveloppaient, faisant de son corps et du sien un seul, comme dans l’amour.
Elle se recula un peu et demanda :
- Il y a combien de temps que tu es là ?
Il sourit. Sans rien dire il la conduisit vers la partie la plus éclairée de la salle de séjour (une lumière argentée) et ils s’assirent l’un en face de l’autre.
- Depuis toujours.
La jeune femme balbutia :
- C’est beaucoup de temps.
Elle ferma les yeux un instant, rassembla son courage pour parler.
- Tom.
- Oui.
- Et moi ?
On eût dit un vieux jeteur de sorts, transfiguré par la lumière argentée. Ses yeux gris, antiques, le visage aux traits si creusés, la bouche… le corps grand et mince. Carla avait l’impression qu’il grandissait devant elle, devenant quelque chose de très grand et de très proche, qui l’enveloppait presque entièrement, quelque chose qui était fait de son corps mais aussi de bruits de voix et d’ailes.
Elle referma les yeux, effrayée, et lorsqu’elle les rouvrit Tom était à une certaine distance, le visage grave, les yeux gris fixés sur elle, et sa voix avait un timbre différent.
-Tu… tu as déjà tout été. Tu es là depuis le début.
Les mots planaient autour d’elle, sans qu’elle parvienne à leur donner un sens. Seulement à la dernière partie…
- Je suis ici depuis toujours ?
- Oui.
- Avec toi ?
Il sourit.
- D’une certaine façon… de la plus étrange des façons… Mais, oui, tu viens toujours vivre avec moi.

Ana Teresa Pereira, Se eu morrer antes de acordar, Relógio d’Água, 2000

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