chauvinisme
Plage typique, détail (tissu appliqué d’Evelyne Régnault)
J’étais en train d’observer les nuages – des nuages si éparpillés et si arrondis que le ciel semblait parsemé de haricots blancs, lorsque quelqu’un à côté de moi demanda :
- Vous êtes de loin ?
- De loin, oui, répondis-je, et j’abrégeai en pointant du doigt un nuage.
- Moi, je suis de Notre Ville.
- Ça ne m’étonne pas.
- Notre ville est située sur la pente d’une petite île. Dans la pratique il est difficile de distinguer la pente de la ville. Les cinq rivières qui traversent notre ville s ‘appellent toutes « Notre Rivière ».
- Amusant…
- Les tavernes de la partie Sud s’appellent Taverne du Nord. Une allusion aux coutumes du Nord. En vérité, nous n’avons pas vraiment de Nord parce que les falaises du Nord sont si abruptes, presque verticales, que nos oiseaux ont du mal à y nicher. Mais on en use d’une façon symbolique. Les maisons s’appellent « notre maison », mais il y a des exceptions. Certaines s‘appellent « notre foyer », les cafés, « le doux foyer ». Notre plus grand centre commercial s’appelle tout simplement « notre centre », mais c’est une exception. Nos enfants vont à « Notre Ecole ». Ils se retrouvent quelquefois dans d’autres de nos écoles, les pauvres petits, mais en fin de compte c’est la même chose. Notre vie est ainsi. Nous nous sentons comme une famille qui a ses conflits latents et même réels lorsque, par exemple, quelqu’un, par erreur ou par inadvertance, n’entre pas dans le bon « Foyer de notre Grand -Mère ». Mais « Notre Tribunal » résout ces problèmes dans « Notre Bar », et tout se perd et s’oublie dans « Notre Nuit ».
- Qu’est-ce que c’est que cette « Notre Nuit » ?
- Ce sont nos discothèques.
- Et vous ne vous confondez pas les uns avec les autres avec tous ces « Notre Chose » ?
- Eh bien, notre ressemblance n’est pas si grande. Parce que nos gens ne sont pas tous de notre ville. Il y a, effectivement, quelques aberrations ou abus, si vous préférez. Par exemple : « A demain, si nous le voulons !(1)» Certains disent que c’est un gallicisme, d’autres affirment que c’est de la paranoïa. Mais c’est rare. On ne dit pas de mal de nos femmes parce qu’on ne peut pas dire « notre femme ». D’abord, parce qu’elle n’est pas à proprement parler « à nous », elle n’est pas à tout le monde, et ensuite, parce que même si elle l’était, elle se confondrait avec toutes les autres qui ne peuvent être que les nôtres. Cette forme fait que nous ne pouvons pratiquement dire du mal de rien. Même quand la ville est sale, nous ne pouvons pas dire « Notre ville est dégoûtante », parce que la faute nous retomberait aussitôt dessus. Il n’y a que le Service du Tourisme qui s’appelle « Votre problème ». Mais il s’adresse uniquement aux étrangers. Un jour j’ai expliqué tout ça à une amie à nous, une Brésilienne, et elle s’est exclamée « Notre ! (2) » et moi, avec notre naïveté, j’ai pensé qu‘elle se sentait comme chez elle. Quelquefois cela provoque un peu de confusion, mais c’est une confusion qui nous convient très bien. Lorsque quelqu’un demande : « Où as-tu traîné jusqu’à maintenant ? », on lui répond : « A notre bar, dans le doux foyer de notre voisine, etc. » Or, demander ce que veut dire « notre » serait absurde. Personne ne le ferait. Et on ne peut nier que ce soit très commode. Certains de nos psychanalystes ont tenté d’interpréter l’usage du « nous » comme une forme d’aliénation, mais ils sont entrés en contradiction les uns avec les autres et ils ont été ridiculisés par notre communauté scientifique. On leur a dit : « Regardez les Espagnols : ils disent « nosotros », « vosostros », un vrai délire ! Ça c’est une aliénation ! Vous comprenez, notre ami?
- Qui c’est, notre ami ? Je ne vous connais pas. Tenez, regardez si vous voyez « Votre Problème ». Nous atterrissons à Madrid.
Lorsque je m’éloignai tout en l’observant, je remarquai qu’il cherchait du regard une pente, mais en vain. Tous les aéroports sont plats après un atterrissage réussi.
Dimíter Ánguelov, Furacão no labirinto, Europa-América, 1996
1) L’expression consacrée est « se Deus quiser » « si Dieu le veut » 2) Abréviation de « Nossa Senhora », « Notre Dame », début d’exclamation courant au Brésil.
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