la bibliothécaire
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Avait-il prévu tout cela ? Avait-il prévu le plaisir que provoquait en lui sa compagnie ? Inconsciemment, mais sans doute que oui, sinon pourquoi s’était-il toujours senti si enclin à l’éviter ? Il s’était tendu à lui-même le piège de l’éviter depuis le début, pour en ressentir ensuite du remords et se mettre alors à sa disposition comme s’il s’agissait d’une expiation. La rançon de sa naïveté était là. Il était venu à N. chercher le silence et la solitude qu’il pensait ne trouver que dans sa vieille terre ; il était venu à N. pour oublier ces derniers mois pendant lesquels il avait compris que tout s‘était terminé pour lui au fond d’un couloir qu’il se remémorait toujours en rêve ; pendant lesquels il avait acquis la conscience d’être à peine plus qu’un coureur qui arrive, inutile, au bout de lui-même, pour trouver finalement à N. ce qu’il désirait le moins : quelqu’un qui pourrait lui dérober, placidement, son propre silence.
« Qu’est-ce que je lui trouve ? », s’entendit-il demander, maintenant qu’il reconnaissait cette évidence qu’il avait niée depuis son arrivée.
La jovialité, la paix qui se résume à être là, la douceur du visage et des paroles qui nous calment sont des arcanes qui ne se révèlent pas. Elles sont.
Elle lui avait demandé s’il avait aimé le repas et elle avait souri, s’excusant de quelque chose qu’il n’avait pas compris. Et lui avait souri aussi, en répondant que tout avait été…
- C’est la première fois que je vous vois sourire ainsi, Monsieur le Professeur.
… très bien.
A quel moment perdons-nous nos illusions ? Comme les certitudes, les tempêtes et les affections, il est vrai que tout arrive lentement, suffisamment lentement pour durer, tout au moins jusqu’à ce qu’une gifle plus forte dans le visage hier encore vivant nous révèle que nous sommes arrivés au bout du couloir, et qu’il n’y a pas de porte de sortie ni de chemin du retour.
« Tu n’as fait que te tromper dans le parcours, bien que tu ne comprennes pas ce qui a raté, ni dans quel couloir de la vaste maison qu’est ta vie tu n’as pas pris la bonne direction. »
L’Histoire n’est pas une science compatible avec la morale.
- Il commence à se faire tard. Je dois vous déranger depuis longtemps.
- Oh, par exemple… On dirait presque que vous m’évitez. Vous m’évitez, Monsieur le Professeur ?
Il la regarda dans les yeux…
- Pourquoi le ferais-je ?
… car il pensa qu’il devait la regarder dans les yeux en lui répondant.
Elle perdit son sourire.
- Excusez-moi. Je n’aurais pas dû dire ça.
Et ce fut elle alors qui détourna le regard, comme un disciple pris en faute. La soumission est une arme puissante. Comme toujours, le Professeur en sait plus que les disciples sur le sujet en question ; mais comme toujours aussi, ceux-ci vainquent ce handicap en étant bien plus astucieux que lui. Il tenta de mentir d’une façon convaincante.
- Non, je ne vous évite pas. Je ne fais que chercher un peu de repos. Le temps me pèse. Ce n’est pas seulement à cause des parchemins que je me suis éloigné de l’université. Finalement ce que je voulais le plus, c’était revenir ici et… Ecoutez, peut-être que l’étude et la publication des parchemins ont été une bonne excuse pour moi.
- Je ne veux pas vous forcer.
- Vous ne me forcez pas. Je vais lentement. Finalement j’ai près du double de votre âge. Je ne cours plus.
Sérgio Luís de Carvalho, El-Rei Pastor, Campo das Letras, 2000