un cobaye
(L’écrivain Aureliano Vega a été séquestré par une équipe de chercheurs chargée d’analyser les réactions d’un auteur, en vue de l’empêcher d’écrire des romans d’amour.)
Mon dernier petit texte a provoqué une grande excitation au sein de l’équipe scientifique. Mes ravisseurs ont été heureux, et moi très fier d’avoir été responsable de leur bonheur. Sossara a été la plus exubérante, c’est elle qui a émis le plus de signes de contentement, autant que je puisse en juger à la distance à laquelle je me trouve des techniciens. L’interprétation que je fais de cette jubilation est la suivante: bien que je n’aie pas opté pour la création poétique dans la modalité quatrain, je n’ai pas été capable de décrire les péripéties qui ont précédé ma séquestration, en particulier de me souvenir du nom du pays, de la ville et de l’hôtel où mon histoire avait commencé à prendre des contours inquiétants; il était donc patent que le traitement auquel ils me soumettaient produisait les effets souhaités. Je pense que l’explication suffisante aux sautillements, aux applaudissements, aux hurrah répétés, de l’infirmière, c’est le fait que je me sois montré fortement appliqué à ne pas essayer d’écrire un roman d’amour de plus, même en prenant en compte le rôle négatif des chomoborres sur la recherche des rimes, ce qui depuis le début, au-delà des questions de principes, m’a écarté de la porte de sortie de cette crise.
[...]
A partir de là il m’a suffi de gérer l’état de semi-oubli de l’administration judicieuse et contrôlée de chromoborre vert, tout en soupçonnant que le chromoborre rose avait pour but de renforcer mon potentiel de mémoire [...], parce que je me suis mis à me rappeler avec une netteté impressionnante les visages de mes élèves au collège – moi, un professeur incapable d’apprendre un nom par coeur, de retenir un visage ou une silhouette. Je me sens animé du désir d’entendre de nouveau le brouhaha des gosses, de croire en leurs capacités au lieu de mépriser systématiquement leur génie en devenir, de recommencer à enseigner, mais dans l’esprit de la mission d’un pédagogue qui embrasse sa cause comme une cause suprême, et pas comme un professionnel qui se contente de justifier son salaire par des niveaux minimum d’assiduité et d’investissement, comme ça a toujours été mon cas. [...] J’attends que mon travail de cobaye pionnier dans le Programme Juste Anonymat, compris dans le projet révolutionnaire du Meilleur des Mondes Recyclé, se termine un jour.
Júlio Conrado, Desaparecido no Salon du Livre, Bertrand, 2001