Une fleur étrange
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J’ai rencontré la mort dans un bus de la Compagnie Nationale des Autocars. Elle était déjà d’un certain âge, elle avait du rouge à lèvre violet, des dents fausses mais d’une couleur naturelle, une perruque blondasse, un regard tranquille, nostalgique. Elle était calme, elle n’embêtait personne, elle paraissait étrangère à tout ce qui était vivant. Une veine de son cou, gracieusement saillante, révélait un rythme cardiaque tout à fait normal. Elle n’avait pas de sac à main, ni papiers ni documents, ni carte vermeil. Le contrôleur lui-même lui a souri avec la plus respectueuse complicité, comme pour dire : « Je sais, madame est exemptée… » Elle l’a regardé comme on regarde un simple mortel sans toutefois se fâcher de cette vérité si évidente : « madame est exemptée… » Elle a éprouvé, peut-être, une légère irritation à cause des points de suspension. Elle savait, cependant, que les points de suspension, même dans les relations amoureuses les plus réussies, sont des choses qui effraient n’importe qui. Elle a arraché un long cheveu qui lui tombait sur le visage et partageait son regard en deux. Elle en a enroulé la moitié, a entrelacé le reste et, d’une caresse, l’a fait disparaître – la Mort en train de pratiquer l’art de l’illusion. Non, elle ne détruisait rien, ce n’était pas son genre. Finalement elle a demandé à sortir dans un champ. Le chauffeur a ouvert la portière sans barguigner. Elle est sortie à pas de ballerine, elle s’est mise à courir parmi les coquelicots comme une enfant, et, à mesure qu’elle s’éloignait, son corps rapetissait. A un moment elle a eu l’air d’un coquelicot blond, non, d’un coquelicot blanc. Puis on a entendu une explosion et un arbre noir a surgi, carbonisé par la foudre. Comme elle aime les contrastes ! C’est dans sa nature, et ça, c’est son seul défaut.
Dimíter Anguelov, Trinta contos até ao fim da vida, &etc, 1998