Un ordre
Azulejo
Ils entrèrent alors dans une autre salle. Sur une table étaient disposés d’innombrables assiettes et plats aux tailles innombrables, aux couleurs innombrables, aux dessins innombrables.Le gouverneur tendit la main en montrant tout cela et fit signe au potier de s’approcher pour les observer. Ce que fit le potier, et en les observant il oublia un instant le regard des autres, car son propre regard passait sur les pièces qu’il tenait entre ses mains, appréciateur et maître. En voyant ainsi le fruit de l’art qu’il pratiquait, bien que fabriqué par d’autres mains, il lui semblait avoir accosté un îlot sûr après une grande tempête.. Il les observa longuement. Il passa les mains et les yeux sur toutes les pièces. Mais la voix du gouverneur le ramena encore une fois vers la mer terrible (agreste) d’où finalement il n’était pas sorti.
- Que penses-tu de toutes ces pièces, vieillard ?
- Sont-elles toutes à vous, gouverneur des croyants et lumière de Kashan ?- Elles sont toutes à moi, vieillard.- Elles sont toutes belles, gouverneur des croyants et lumière de Kashan.
- Je t’ordonne de me dire ce que tu penses vraiment, vieillard. -Aucune d’elle ne vaut grand chose, gouverneur des croyants et lumière de Kashan.Un instant le potier médita sur les dangers de la vérité. Mais il était tout de même déjà assez vieux pour trop s’inquiéter de cela.
-C’est ce que je pensais, vieillard.
Il y avait un soupçon de découragement dans la voix murmurante du gouverneur. Il poursuivit :
-Oui, c’est ce que je pensais. Aucune pièce ne me rend justice. C’est ennuyeux. A quoi sert-il d’être le gouverneur le plus sage et le plus parfait que cette misérable ville – qui ne me mérite pas – ait jamais eu, si je n’obtiens pas qu’on me fasse une pièce de céramique digne de mon nom sublime ?
- Oui, gouverneur des croyants et lumière de Kashan, je veux bien croire que cela vous ennuie.
Alors le potier commença à comprendre ce qu’on allait lui demander. Et pour une obscure raison (enfin, peut-être pas si obscure que cela) il n’aimait pas ce qu’il commençait à comprendre. -C’est pour cela que je t’ai envoyé chercher, vieillard. On m’a dit que tu es le meilleur potier de cette ville et même des terres alentour, et que beaucoup de gens viennent de Qom et d’Isfahan pour voir, étudier et acheter tes pièces, et que beaucoup de caravaniers qui passent par ici chargent leurs chameaux de tes pièces qu’il vendent ensuite quelque part.
- C’est vrai, gouverneur des croyants et lumière de Kashan. Beaucoup de gens viennent de Qom et d’Isfahan me faire l’honneur de leur visite. Et ils me font l’honneur de parler avec moi et d’échanger des avis, des idées et des savoirs. J’ai appris mon art avec mon grand père qui déjà de son côté…
- Cela suffit. Il ne m’intéresse pas de savoir ce que lui et toi faites dans le secret du taudis où tu habites, ni comment tu as appris ce que tu sais. Voici ce que je veux de toi : je veux que tu me fabriques une assiette digne de moi. Une assiette plus belle et plus sublime que tous ces tessons que tu as vus ici ; une assiette qui contribue à perpétuer, à travers le temps, l’oeuvre magnifique que j’ai réalisée dans cette ville. Tous les jours, à tous les repas, je m’en servirai, c’est dans cette assiette que je mangerai des mets délicats, en sachant qu’elle est digne de mon nom et de ce que je mange. Et tout au centre de l’assiette tu dessineras mon visage, encore une petite et modeste contribution à l’art pour mon éternité qui, du reste, est déjà assurée, vieillard.
Le potier, les yeux toujours baissés, vit qu’il ne s’était pas trompé en prévoyant ce qu’on lui demanderait. Il n’appréciait toujours pas cette demande. Mais, en bon professionnel qu’il était, il trouva le courage de demander :
- Vous désirez que je dessine votre portrait au centre de l’assiette, ô gouverneur des croyants et lumière de Kashan ?
- Je ne le désire pas. Je l’ordonne. Ne pense pas que j’oublie les règles de notre art et de notre foi, qui interdisent la reproduction d’images humaines. Mais je te dis quand même, pour que tu le saches, vieillard, que les hommes de génie font leurs propres règles.
Le vieux pencha encore davantage la tête en une révérence continue et prudente.
- Il en sera ainsi, gouverneur des croyants et lumière de Kashan. Quand désirez vous qu’elle soit faite ?
- Tu travailleras jour et nuit, s’il le faut, vieillard, le temps me presse d’affirmer mon renom. Tu cesseras tous les autres travaux que tu as en commande de façon à te consacrer à mon ordre. Et pour la prochaine pleine lune, tu m’apporteras l’assiette terminée en ma présence.
Sérgio Luís de Carvalho, Retrato de S. Jerônimo em seu estudo, Campo das Letras, 2006
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