Lusopholie

Lettres, poésie et musique lusophones

le traducteur et le peintre

Classé dans : - époque contemporaine,littérature et culture — 26 octobre, 2009 @ 9:42

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Antonello da Messina, Saint-Jérôme en son étude

Après lui, qui se sait déjà très proche de sa mort, les hommes continueront à suivre les faiblesses de leur faible nature, ils la suivront toujours, bien après que son propre corps se sera à la fin changé en poussière, bien après que d’autres hommes, qui se prendront pour plus doctes que lui, l’auront déclaré Docteur de l’Eglise. Lui : Jérôme, Docteur de l’Eglise. Et, après que d’autres hommes, eux aussi considérés comme docteurs – réunis à Trente plus de mil et cent ans après sa mort, auront dit et assuré que sa Vulgate serait l’unique version autorisée des Ecritures. Si Jérôme savait tout cela, il sourirait de tout cela ; et il y aurait dans ce sourire plus d’amertume que d’orgueil car à présent, se sentant si proche de sa mort, Jérôme se demande si tout n’a pas été en vain, son ermitage et son travail et ses études et sa mission. Des hommes reste la faiblesse, du monde ne reste que le mal. Et de lui, Jérôme, il resterait l’effort et tout le reste oublié sur les étagères, preuve suffisante qu’à la fin, à la fin c’est à la poussière que tout repart et retourne. Et ainsi Jérôme se demande ce qui restera finalement de tout ce qu’il a été et de tout ce qu’il a fait ; et ainsi il se demande si cela a valu la peine de quitter le soleil de sa vieille Dalmatie, de sa vieille ville de Stridium et de courir le monde en mission, études, travail et ermitage. A la fin reste le monde, plus grand que lui, et restent tous les hommes que tous les jours il a voulu amender, et reste le mal détestable qu’il a toujours détesté. Mais à ce moment un rayon de soleil – le chaud soleil de Belém qui ne chauffe pas son vieux corps – s’élargit et touche son visage, et chauffe le chat alangui qui repose à ses côtés. Et Jérôme un instant ferme les yeux et sourit de cette caresse si légèrement donnée. Et Jérôme sourit de ce don ; et Jérôme voit alors, il voit alors bien en vérité, le soleil que lui montre la fenêtre, là dehors, les blanches tours des maisons des hommes en qui il n’aura jamais confiance. Et Jérôme, ouvrant un peu plus les yeux lentement, oublie les terres – qu’il se rappelle déjà mal – de Dalmatie et de Stridium si peu différentes de celles qu’il voit. Et Jérôme comprend alors combien piètre est son labeur ; il comprend qu’il restera, pour l’avenir, beaucoup plus ce qu’il a combattu que ce qu’il a souhaité pour la rédemption du monde; il comprend que tout est vain, que tout est vain, que le temps bientôt emportera son corps, et emportera, c’est certain, les feuilles qu’il a écrites.

Et Jérôme, sachant et comprenant enfin tout cela, tend la main, saisit le calame usé et reprend enfin son écriture pour enseigner une fois encore aux hommes tout ce qu’ils n’apprendront pas.
[...]
A quatre pas de la toile, pour mieux voir la chose faite, voici qu’Antonello sourit, satisfait. Des objets sur les étagères il a composé ce qu’il devait, et des livres éparpillés reste l’idée nette du travail qu’a eu le saint à son labeur ; quelques plantes évoquent pour les yeux la nature qu’il connaît bien, et les bêtes, elles, qui sont des témoins de tout ce qu’il a fait, mais lui réjouissent les yeux, d’être considérées ainsi comme les compagnes du saint, si souvent plus dignes que les hommes. Devant, la perdrix et le paon ; au loin et de côté, le lion ; plus loin encore, les oiseaux qui volent ou qui arrivent ; et au milieu, sur l’estrade où le pieds du saint s’allongent, le chat mal réveillé lui rappelle le sien, couché lui aussi dans un coin de son atelier. Autour du bureau de l’étude ainsi peinte Antonello voit le monastère qu’il a créé : il voit les fenêtres gothiques par où entre la lumière ; il voit les coupoles en ogive en haut ; il voit les arcades successives en bonne perspective ; il voit, sur le sol, le tapis de mosaïque en partie caché par l’ombre. Et tout près, plus près, invitant le regard à pénétrer, le portique ouvert entre des colonnes, inscrit sur le mur de pierre ancienne. Antonello sourit encore ainsi, lorsque le chat se lève de son coin et frotte à ses bottes son corps doux, son corps chaud. Antonello sait bien qu’il a bien fait tout ce qu’il voulait dans ce tableau. Il sait bien que l’étude et le corps, que le monastère et le portique, que les bêtes et les objets, que la lumière et les ombres, ont été bien exposés sur la grande toile, fidèle qu’il a été aux maîtres qui l’ont enseigné. Que dirait Colantonio s’il le voyait aujourd’hui, là, dans son atelier, immobile à quatre pas de sa toile ? Que lui dirait aujourd’hui cet ancien maître, qui l’a arraché à sa Messine natale, et lui a appris à Palerme le ton de la couleur, la précision du trait, la fabrication de l’ombre, l’art de la perspective ? Que lui diraient Fra Angelico et Piero della Francesca, qu’il avait connus dans la lointaine Rome, ou Bellini, que lui dirait-il, l’ami d’autrefois en Sicile ? Et Van Eyck, que dirait-il ? Oui, que dirait le Flamand, le plus grand maître entre tous, avec ses mains toujours tachées de couleurs, qui lui a confié le secret de la peinture à l’huile, qu’en Italie, en ce temps-là, les autres à part lui méconnaissaient ?

Sérgio Luís de Carvalho, Retrato de S. Jerónimo no seu estúdio, Campo das Letras, 2006

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