Lusopholie

Lettres, poésie et musique lusophones

Dialogue intérieur

Classé dans : - époque contemporaine,littérature et culture — 17 janvier, 2010 @ 8:12

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Hiver

C’est Gabirou qui se met à parler sans rime ni raison. Un homme absurde. Des yeux magnétiques de crapaud. C’est une partie de mon être que j’abomine, c’est la seule partie de mon être qui m’intéresse. Quelquefois il me met de la sève dans les nerfs. Il parle quand je l’attends le moins. Si je l’appelle, il ne se présente pas. Si je veux être pratique, il gesticule dans sa veste hérissée : – L’âme ! L’âme ! Singulier philosophe ! Il est capable de désirer la mort pour voir ce qu’il y a dedans ; il est capable de trouver vulgaires même les choses éternelles. A côté de la vie il construit une autre vie. Il rêve, et ses rêves sont toujours irréalisables, ils se transforment dans ses mains en argile informe. Tout le monde se moque – il est encore en train de rêver… Pour lui la vie consiste, recroquevillé et transi, à s’imbiber dans le rêve, à se défaire dans le rêve, à s’embourber dans le rêve. Pendant des mois entiers personne ne peut lui arracher un mot, pendant des jours entiers je l’entends monologuer au fond de moi. Il ignore toutes les réalités pratiques. Dans l’arbre il voit l’âme de l’arbre, dans la pierre l’âme de la pierre. Il déforme tout. Il met la main et il mouille. Il déteint le rêve…

– L’âme, dit-il, au contraire de ce que tu supposes, l’âme est extérieure : elle enveloppe et imprègne le corps comme un fluide enveloppe la matière. Chez certains hommes l’âme arrive à être visible, l’atmosphère qui les entoure se colore. Il y a des êtres dont l’âme est une exhalation continuelle : ils la traînent comme une comète traîne l’or éparpillé de sa queue – immense, douloureuse, frénétique. Il y a ceux dont l’âme est d’une sensibilité extrême : ils sentent en eux tout l’univers. D’où les sympathies et les antipathies soudaines lorsque deux âmes se touchent, même avant que la matière communique. L’amour n’est rien d’autre que l’imprégnation mutuelle de ces fluides, formant une seule âme, comme la haine est la répulsion de ce brouillard sensible. C’est ainsi que l’homme fait partie de l’étoile et l’étoile de Dieu. Dans les végétaux, dans les arbres, l’âme est intérieure, toute petite émotion, toute petite âme ingénue et humble, qui s’extériorise en tendresse à chaque printemps : touchée par le grand fluide épars, où vont nos larmes, monte à la surface du vert et du doré, un éblouissement. Dans les minéraux, dans la pierre concentrée et refoulée, quelle douleur inconsciente, quel effort aveugle et muet de ne pas pouvoir ébranler les murs et communiquer avec l’âme de l’univers ! La pierre espère toujours fleurir.

Raul Brandão, Húmus, première édition 1907 (Voir : « Insignifiance »)

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4 commentaires »

  1. catzonline dit :

    J’ai pas tout compris mais c’est beau :p

  2. lusina dit :

    Merci ! Oui, c’est remarquablement écrit, Raul Brandão est un symboliste de la même période que Fernando Pessoa, et ici le narrateur – désespéré – parle simplement de la part d’espoir et de foi, d’inspiration panthéiste, qu’il a en lui et qu’il appelle « Gabirou ».

  3. pascalitsa dit :

    Merci, Lusina, pour ce texte magnifique qui touche… l’âme!
    Pascalitsa

  4. lusina dit :

    En effet, il touche l’âme, puisque toutes les âmes se touchent, tu dois connaître ça bien, puisque tu vis en Grèce…

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