Lusopholie

Lettres, poésie et musique lusophones

Le labyrinthe oraculaire

Classé dans : - époque contemporaine,littérature et culture — 27 janvier, 2010 @ 8:08

 

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Quiconque écoute un de ces conteurs populaires sur les marchés et dans les cafés des villes arabes, entendra certainement parler d’une femme étrange qui apparaît toujours vêtue de noir de la tête aux pieds, couverte d’un voile diaphane de la même couleur, et qui vole, tue, incite à l’adultère, répand des maladies et propage toutes sortes de maux, surgissant et s’évanouissant de manière si soudaine qu’on la soupçonne d’être un génie féminin.
En réalité, cet être porte le nom de Sayda; et appartient au genre humain.
Elle naquit vraisemblablement au siècle antérieur à celui d’al-Ghatash
[1] dans une des tribus païennes qui parcouraient la région de Qudayd où se trouvait un célèbre sanctuaire lithique consacré à Manat, déesse du destin et de la mort.
Sayda, enfant, fréquenta les prêtres de la divinité. Et de ceux-ci, elle entendit l’oracle de sa propre fin.
La jeunesse est incompatible avec la mort : Sayda voulut confirmer la prophétie en se présentant de nouveau devant Manat; mais déguisée cette fois en homme. On ignore combien de fois elle employa ce stratagème, modifiant à chaque visite sa seule apparence. On raconte même qu’elle se coupa les cheveux, se creva l’oeil gauche, s’amputa des doigts de pieds et des mains.
Les oracles différaient dans leur forme, mais possédaient le même sens. Sayda décida alors de défier la déesse. Elle ne voulut pas seulement contredire les oracles; elle prétendit échapper à la mort.

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On ne sait pas exactement de quelle manière, mais Sayda parvint à s’infiltrer parmi les pèlerins de Manat et à écouter les destins de chacun d’eux. Elle fit alors une grande découverte :

 

outre le fait qu’un nombre indéterminé d’oracles pouvait n’avoir qu’une seule interprétation (comme dans son cas), elle comprit qu’il existait un nombre maximum d’interprétations possibles, correspondant à exactement 3 792 480 destins individuels.
Sayda en fit le catalogue et entreprit de les écrire sur les sables changeants du désert. Mais la mémoire de Sayda était comme une inscription gravée dans la pierre; et, connaissant les 3 732 480 destins, elle put échapper, non seulement au sien, mais également à tous les autres.
Selon le témoignage des sables, chacun des 3 732 480 destins constituait un labyrinthe. La mort était bien entendu inévitable; mais des individus avec des destins similaires n’y arrivaient pas nécessairement par les mêmes voies.
Ce qui rendit Sayda immortelle, ce fut de percevoir le point de contact entre les 3 732 480 labyrinthes – ce qui lui permettait de sauter de l’un à l’autre avant de mourir. C’était possible parfois en changeant de main au moment de porter son pain à la bouche, en modifiant subitement la direction de sa promenade, en faisant tel ou tel geste insignifiant ou alors en volant, en tuant, en incitant à l’adultère, en répandant des maladies, en propageant le mal.
Il convient ici d’ouvrir une parenthèse. C’est en se fondant sur l’histoire de Sayda que des spéculateurs érudits analysèrent le nombre 3 732 480, constatant qu’il était équivalent à l’expression 3x5x125. Celui-ci correspond au nombre de combinaisons possibles entre les sept astres utilisés dans l’astrologie antique et les douze signes zodiacaux.
Ce sont ces docteurs les véritables responsables de la théorie selon laquelle l’humanité entière depuis le premier homme jusqu’à la population actuelle, ne compte que 3 732 480 individus. Le reste, cette immense légion humaine, ce n’est que de simples corps dotés d’une conscience fictive. L’unique problème de ces docteurs est qu’ils ne savent pas distinguer les personnes véritables de ces corps automates qui se considèrent comme des personnes.
Mais rien n’est prouvé. Ce que l’on sait, c’est que Sayda vit et que Manat n’est plus adorée à Qudayd.
Pour vaincre la mort, Sayda participe de tous les destins. Et, c’est triste, mais nous ne nous souvenons d’elle que lorsqu’elle nous nuit. Je ne crois pas qu’on puisse la condamner. L’erreur, c’est de parcourir un labyrinthe : tout crime relève de la légitime défense.

Alberto Mussa, O enigma de Qaf», Éditions Record, Rio de Janeiro, 2004

(Traduction de Stéphane Chao)

Ce livre vient de paraître en français (16 janvier 2010) sous le titre L’énigme de Qaf aux éditions Anacharsis, traduit par Vincent Gorse.

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[1] Le héros de « L’énigme de Qaf » (NdT)

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