Café de la Miséricorde
Vincent Van Gogh, Café de nuit
Nous buvions et nous rêvions toujours dans le même trou, dans ce café de la Miséricorde. C’était un atroce mensonge – nous rêvions avec une fausse tristesse et une fausse allégresse. C’était une exaltation que nous jugions pathétique et stupide lorsque nous la voyions chez les autres. Mais à quoi sert l’amitié ? – à tolérer et être toléré. Et ainsi durant des dizaines d’années, jusqu’à ce que notre rêve devienne caduque et meure. Nous le tuions à petit feu avec toute sorte de poésie – du moins le pensions-nous. Mais le plus dramatique est arrivé ensuite – lorsque l’un d’entre nous, au bout de quatre ou cinq vodkas, a demandé subitement : « L’un d’entre vous était-il capable de penser que c’était un rêve qu’on a mastiqué des années de suite jusqu’à avoir perdu les dents et la mémoire ?
- Comment veux-tu que nous le sachions si nous sommes, d’après toi, sans mémoire ?
- Nous avons perdu la mémoire parce que ça n‘était pas un rêve – c’était toujours un intervalle entre deux verres, entre deux âneries, entre deux soupirs de fausse inspiration ou de fausse nostalgie, enfin, entre deux intervalles. Ça a été un hiatus, une lacune circulaire dans notre imagination.
- Comme c’est facile de parler de hiatus ! Ça veut dire que nous avons eu une vie spirituellement discontinue, sans liens, sans objectif.
- Des liens, il y en a eu. Je m’en souviens. Un seul – celui des hiatus camouflés par les gestes, les éclats de rires, la répétition. Et maintenant, quand enfin paraît le volume des Anciens Poètes du Café Miséricorde – qu’est-ce que ça va signifier ? L’anthologie du hiatus, la fascination de l’absence ?…
-Tout est sujet à interprétation. C’est elle qui importe plus que n’importe quelle poésie. La poésie n’a été qu’un prétexte. Le problème n’est pas là. Comment peux-tu comparer l’interprétation avec quelque chose qui n’existe pas mais que tu appelles « poésie » ? Où est-elle, cette beauté toujours absente ?
- La poésie est absente par nature. Elle ne supporte pas les lieux, elle s’associe au mouvement.
Il y a eu un instant de silence qui exprimait en même temps l’admiration, l’étonnement, la crainte et la colère. Mais rien de comparable avec le langage des verres, avec les gestes que nous faisions avec eux. Non. Un assoupissement, une somnolence heureuse finissait toujours par rétablir l’équilibre sans éteindre totalement les gestes, les rituels d’intention, de surprise et d’inspiration.
Je les ai laissés là au milieu de la brume et je suis sorti. Je n’y suis jamais retourné.
Dimíter Ánguelov , Trinta contos até ao fim da vida, &etc, 1998